Dehors, il gèle à pierre fendre. Mais en ce 30 janvier 1806, Marie Fantozier a le cœur en fusion. Pensez-donc, elle, la fille du boulanger de Vénissieux, va épouser l’un des plus riches habitants du village, le sieur Claude Izelin en personne. Certes, les mauvaises langues ne tarissent pas sur cette union : la demoiselle n’a que 26 ans, alors que son futur époux en affiche 76, soit 50 ans de plus qu’elle ! Mais qu’importent les vilenies, l’essentiel est dans ce beau parti. De fait, Claude Izelin appartient à l’élite vénissiane. Né en 1730, il est issu d’une dynastie de notaires de Saint-Symphorien d’Ozon, et a lui-même exercé ce métier dans notre commune, de 1761 à 1804, soit pendant 43 ans.
Un notaire ? A Vénissieux ? Du haut de ses 2000 habitants, ce n’était pourtant alors qu’un village, et non un bourg ou encore moins une ville ! Mais ne vous y trompez pas. Sous l’Ancien Régime, la moindre localité un tant soit peu étoffée disposait de son notaire. En la matière, Vénissieux s’avéra même très précoce, puisqu’elle en accueillit un dès le… XVe siècle ! Les archives de l’Isère conservent encore ses registres, commencés en 1496, à peine quatre ans après la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Ces volumes-ci sont même exceptionnels, car ils comptent parmi les plus anciens de tout le Dauphiné.
Les actes de quittance, près du tiers de l’activité du notaire
Maître Claude Izelin est donc l’héritier d’une bien ancienne lignée. Peut-être l’a-t-il présent à l’esprit lorsque, le dimanche 4 octobre 1761, il accueille ses tout premiers clients, « avant midy ». Face à lui se présente Pierre Pellatier, marchand de Vénissieux, « lequel reconnait et confesse avoir tant cy devant que présentement recu ainsy quil le declare, de Claude Germain laboureur habitant a Vaulx icy present la somme de quatre vingt Livres ce pour le prix d’une vache que ledit Pellatier luy a vendu dans le mois de mars 1758 ». Une quittance, attestant qu’une somme a bien été payée : tel est donc l’acte qui inaugure la carrière du maître vénissian. Il en est très fier, comme le prouve le titre qu’il a inscrit en haut de la page : « Quittance », en faisant tourbillonner sa plume pour dessiner le Q. Ces actes-ci sont alors très fréquents, au point d’occuper près du tiers de l’activité du notaire. Car en l’absence de banquiers dans les campagnes, et tandis que bien peu de Dauphinois savent lire et écrire, c’est à Maître Izelin que les villageois confient leurs transactions financières. Les quittances voisinent ainsi avec les « obligations » (des emprunts), les actes de vente immobilière, les baux de location de fermes, les « chargés » – ancêtres de nos états des lieux –, les « prix-faits » (contrats de construction), ou même simplement des comptes. Comme de nos jours, le notaire vénissian accompagne aussi tous les moments importants de la vie, afin de leur donner une tournure légale et de garantir leur bon déroulement.
Ainsi rédige-t-il des contrats d’apprentissage, comme celui que passe le 23 mai 1763 Antoine Eparvier pour son fils Charles, « agé de vingt un ans environ, quil certifie fidel », auprès du tonnelier Vincent Ginet, lequel promet « de luy montrer sans rien sceller ny cacher le mettier de benier ». Plus tard vient l’heure du contrat de mariage, quasiment systématique chez nos prédécesseurs. Il engage les époux à s’unir « en face de notre sainte mère l’église », et détaille les apports de la femme – ainsi Marie Calamard, habitant Parilly, « se constitue un trossel composé d’habits, chemises, coëffes et mouchoirs » évalués 99 Livres. Au terme de la vie intervient le testament, qui voit par exemple maître Izelin se déplacer jusqu’à Ternay pour recueillir les dernières volontés de Philiberte Vial, « laquelle etant detenue de maladie corporelle, fine neantmoins de ses sens esprit mémoire et entendement », lui déclare qu’elle lègue tous ses biens à son frère Pierre Vial.
Une mine d’informations pour les historiens
La mort ayant frappé, le travail du notaire ne se termine pas pour autant. Pour éviter des problèmes de succession, il arrive en effet qu’il rédige un inventaire après décès, listant le moindre objet détenu par le disparu. Comme celui de Jean Patrigot, un valet de ferme mort en 1757, mais dont maître Izelin dresse l’inventaire en juillet 1762. Une page suffit à en faire le tour, tant ses biens suintent la pauvreté : un lit « en très mauvais etat », un pétrin faisant office de table, un vieux coffre en sapin, une marmite, deux tonneaux « a tenir du petit vin », trois draps de lit, et quelques mauvaises chemises, « qui ont été employés et mis en piece pour le service et entretien de l’enfant dudit Patrigot, qui au décès de son père n’avoit que quatorze mois ». Vous l’aurez compris, ces actes notariés s’avèrent une véritable mine pour les historiens et pour tous les curieux des choses du passé. L’on se régale ainsi, en découvrant au fil des pages des cargaisons de bois venues des montagnes du Jura et livrées sur le port de La Guillotière, ou encore cette descente de police particulièrement musclée, faite chez un imprimeur-libraire lyonnais qui avait critiqué le gouverneur de la ville, et qui se rendit le 5 avril 1778 chez le notaire vénissian pour narrer sa mésaventure.
Après avoir reçu 337 actes en l’espace de deux ans, Maître Izelin se décida à les relier. Il les mua en un bel et beau registre, couvert d’un cuir brun patiné par les ans. Et en fit de même pour les 41 registres qu’il rédigea tout au long de sa carrière. Puis, le 7 novembre 1804, il passa le relais à son parent symphorinois Etienne-Fleury Izelin, qui tint la plume jusqu’en 1828. Et ainsi de suite durant les XIXe et XXe siècles, notaire après notaire. Leurs registres sont à présent conservés dans le quartier de La Part-Dieu, aux archives départementales du Rhône, où tout un chacun peut aller les consulter. Ces trésors vous attendent.
Sources : Archives de l’Isère, 3 E 419 à 424. Archives du Rhône, 4 E 5385, 3 E 11453 à 11495.
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