Ses pierres dorées juchées sur la colline dominent les paysages ondulés du sud du Beaujolais. Il arbore fièrement cinq tours rondes, des douves, et des machicoulis tout droit venus du XIIIe siècle, qui font de ce château de Bagnols l’un des plus beaux des environs de Lyon. Pour lui, Gaspard Dugué, baron du lieu, dépense sans compter. Il fait meubler et décorer les chambres et les pièces d’apparat comme si le roi lui-même devait venir y séjourner. Bagnols est son domaine, sa perle rare, le diamant de sa toute jeune fortune. Pourtant, Gaspard Dugué n’est pas parti de bien haut.
Né dans l’Allier, à Moulins, vers 1560-1580, son grand-père était apothicaire, autrement dit l’ancêtre d’un pharmacien, et son père « contrôleur du grenier à sel » de la ville, c’est-à-dire un employé royal chargé de veiller sur une denrée sur laquelle pesait alors l’un des principaux impôts du royaume. Gaspard aurait pu prendre la suite de son père, continuant une destinée familiale ancrée dans la petite bourgeoisie de province. Mais il visa plus haut, plus loin, plus fort. Au début du règne de Louis XIII, notre homme migre à Lyon où il devient en 1614 « trésorier de France » au Bureau des finances de la ville. Cette charge, que l’on obtient en l’achetant au roi, procure la noblesse à celui qui l’occupe, et confère surtout un pouvoir : en effet, le Bureau des finances gère les domaines appartenant au roi, les péages, la voirie, les titres de noblesse, et a la tâche délicate de répartir les impôts sur la province du Lyonnais, Forez et Beaujolais. Au sein de cette institution, Gaspard monte peu à peu en grade, jusqu’à en atteindre le sommet en devenant son « premier président ». L’obscur provincial de Moulins se mue ainsi en l’un des personnages les plus puissants de Lyon, une sorte de préfet de région.
La présentation du bonhomme devient aussi longue qu’un curriculum vitae : « messire Gaspard Dugué baron de Bagnols et de Marzé, seigneur du Bois d’Oingt, Legnes, Frontenas, L’Isérable et Venissieu, conseiller du roi en ses conseils, premier president au bureau des finances en la generalité de Lyon »
Dès lors, l’argent pleut sur lui comme un orage d’été, argent que Gaspard convertit aussitôt en seigneuries et en domaines. En 1619, il s’achète le château et la baronnie de Bagnols. En 1620, une maison rue Juiverie à Lyon, payée 50 000 livres soit le prix de centaines de parcelles de terre. En 1642, la « maison, château, terre, seigneurie et baronnie de Marzé », près de Villefranche, avec tout ce qui en dépend : les villages d’Alix et de Morancé, des domaines, des bois, des prés, des vignes, des champs, le tout pour 50 000 livres à nouveau. En 1646, il s’offre une autre seigneurie, l’Izérable, toujours en Beaujolais, pour 18 500 livres. L’année suivante, une maison noble à Lyon, sur les bords de Saône, pour 87 000 livres – elle viendra rejoindre l’hôtel particulier que Gaspard habite déjà sur la place Bellecour. Et ainsi de suite, au point que sur les actes de l’époque, la présentation du bonhomme devient aussi longue qu’un curriculum vitae : « messire Gaspard Dugué baron de Bagnols et de Marzé, seigneur du Bois d’Oingt, Legnes, Frontenas, L’Isérable et Venissieu, conseiller du roi en ses conseils, premier president au bureau des finances en la generalité de Lyon ».
Dans cette titulature, un mot, bien sûr, ne vous a pas échappé : Vénissieux. Gaspard Dugué en est aussi le maître. Il en a acheté la seigneurie au roi Louis XIII le 10 janvier 1640, lors d’une vente aux enchères tenue à Valence. Une enchère curieuse, qui s’est étirée sur plus d’un an et demi, et que messire Gaspard a fini par remporter moyennant 3 050 livres seulement. Ses responsabilités au Bureau des finances de Lyon ont certainement dû jouer en sa faveur, et pas qu’un peu. En investissant ainsi en Dauphiné, Dugué tranche sur ses achats antérieurs, qui étaient jusque-là centrés sur Lyon et sur le Beaujolais. La raison de ce revirement tient en une personne : Virginie de Saint-Julien, la femme de Gaspard. Lors d’un premier mariage avec un certain Bertrand de Chaponay, Virginie de Saint-Julien et son mari d’alors avaient eu l’occasion d’acheter des parcelles de terre à Vénissieux, tout à côté de Feyzin où résidait une branche de la famille Chaponay. C’est donc pour faire plaisir à sa femme que Dugué devient le maître de Vénissieux. Monsieur le baron avait déjà bien gâté son épouse à l’occasion de leur mariage, intervenu en 1632 : en plus des 30 000 livres qu’il lui avait promises en cas de veuvage, il lui avait offert pour 10 000 livres de bagues et de joyaux, « pour en faire et disposer par icelle dame future espouze a son plaisir et volonté, et de plus promet luy bailler les habits [de noces] nécessaires selon leur qualité ». Mais Vénissieux n’ayant point de château, le couple Dugué n’y fit probablement que de brefs séjours, et confia la gestion de notre commune à un homme de confiance nommé Dereylieu, un bourgeois vénissian.
Au soir de sa vie, en 1650, Gaspard Dugué prit soin de rédiger son testament. En homme extrêmement pieu – il était janséniste, et jeûnait tellement que les mauvaises langues dirent qu’il en mourut –, il légua des sommes importantes à toutes les églises et toutes les abbayes de Lyon, et réclama des milliers de messes pour le repos de son âme. Son fils aîné, Guillaume, reçut Bagnols et les autres châteaux. Ses deux filles Antoinette et Léonore, se partagèrent 160 000 livres, l’équivalent de la fortune de mille paysans ! Quant à la seigneurie de Vénissieux, ou de « Venessy », comme l’écrit l’acte, elle revint entre les mains de son fils cadet, Michel. Provisoirement, car Virginie de Saint-Julien, la femme de Gaspard, qui n’avait reçu pour tout héritage, que la jouissance de la maison de Bellecour et de la seigneurie de Vénissieux, finit par en obtenir la pleine propriété. Gaspard quant à lui, s’éteignit le 30 avril 1651, à Lyon. Son acte de décès tient en quatre lignes, soit à peine une ligne de plus que celui d’une petite fille de deux mois, morte juste avant lui. Le baron de Bagnols aurait certainement apprécié.
Sources : Archives du Rhône, 8 C 7 et 44 J 44, 45, 423, 431, 455, 531. Archives de Lyon, 1 GG 724.
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