N°2, place Léon-Sublet, au cœur du centre ancien de Vénissieux. La façade monumentale et élégante de cet immeuble attire immanquablement le regard. Et son histoire détonne tout autant : ce bout de beaux quartiers fut le rêve et le royaume d’un ancien ouvrier.
Vous l’avez forcément remarqué. Dans un vieux Vénissieux où les petites maisons en terre battue étaient autrefois la norme, il tranche totalement. Lui affiche quatre niveaux : un rez-de-chaussée, deux hauts étages et un toit mansardé, à la manière des châteaux ou des immeubles bourgeois. Quant à sa décoration, elle est digne d’une église baroque, avec ses fausses colonnes – des pilastres, disent les architectes -, ses volutes, ses frontons triangulaires au-dessus des fenêtres, et surtout le couronnement de la façade, ouvert en son centre pour encadrer un flambeau semblable à celui que tient la statue de la Liberté, à New-York. Allez chercher de tels immeubles anciens dans la banlieue est de Lyon : à part à Villeurbanne, vous n’en trouverez pas. Pour en voir de semblables, il faut aller dans les grandes villes et surtout à Paris, où le baron Haussmann, préfet de la Seine sous Napoléon III, en a semé des milliers, au point de changer radicalement l’aspect de la capitale. Le 2 place Sublet c’est cela : une greffe étonnante d’Haussmann en terre vénissiane.
La poule aux oeufs d’or
Son histoire commence avec un ouvrier. François-Dominique Béraud est un migrant, un néo-Vénissian. Il a quitté son village de Roche, près de Bourgoin, où ses parents étaient paysans, pour trouver du travail à Vénissieux comme ouvrier boulanger. Moyennant un salaire pas très reluisant, il pétrit la pâte lorsque tout le monde dort, et s’endort lorsque chacun s’apprête à prendre son déjeuner. En 1869, François-Dominique se marie avec une coquetière nommée Suzanne Robert. Peut-être est-elle un brin coquette, mais elle vit surtout au milieu des poules qui caquettent, ramassant les œufs et les vendant, tout comme ses parents, à qui veut bien les lui acheter. Le couple Béraud-Robert part dans la vie avec bien peu d’économies : François-Dominique ne possède que 1 000 francs et les habits qu’il a sur le dos. Attiré par les poulettes de sa moitié, il abandonne la boulangerie et devient lui aussi coquetier. Bien lui en prend. Année après année, les gallinacées s’avèrent pour lui une vraie poule aux œufs d’or, puisqu’il étend le commerce de sa belle-famille au point de devenir l’un des principaux marchands d’œufs de la région lyonnaise. Il se fournit auprès des éleveurs de Haute-Loire, d’Ardèche, de l’Isère, et fait venir à Vénissieux des flots, des mers d’œufs : en 1898, il en détient dans ses caves pas moins de 1 600 000. Vous avez bien lu : un million six cent mille œufs ! Avec ces trésors, il approvisionne les pâtissiers de Lyon, les pensionnats, les couvents, les hôpitaux comme celui de Saint-Jean-de-Dieu. Et notre homme se fait du bon beurre. L’ouvrier d’hier est devenu un marchand en gros, et se retrouve à la tête d’une fortune estimée à 307 000 francs, à une époque où un ouvrier possède quelques centaines de francs tout au plus.
Se pose alors pour François-Dominique la question d’investir son argent. Passion des paysans, la terre ne l’intéresse que médiocrement : il ne s’en offre qu’une dizaine de parcelles totalisant quelques hectares tout au plus.
Un immeuble à la mode parisienne
Notre homme préfère voir plus grand, surtout à une époque où Vénissieux change de visage. À la fin du XIXe siècle, le village rural se dote d’usines et se rêve en petite ville. Peuplée par près de 6 000 habitants en 1886, la commune s’offre donc une nouvelle mairie en 1880, et se saigne aux quatre veines pour agrandir la place Sublet en 1893, afin de la rendre encore plus monumentale. C’est là que François-Dominique Béraud va miser. Puisque Paris s’est couvert d’un océan d’immeubles haussmanniens, et puisque Lyon suit le mouvement dans la Presqu’Île et aux Brotteaux, il va orner la « grande place » d’un immeuble à la mode parisienne. Il achète en 1886 à un vétérinaire des tramways à chevaux, une belle parcelle en bordure nord de la place, puis obtient sans doute un prêt du Crédit Foncier de France pour financer la construction de l’immeuble. Les travaux ont lieu dans la foulée. L’architecte ? Hélas, son nom n’apparaît pas. Serait-ce François Gros, architecte à Vénissieux ? Ou bien Barthélémy Bernard, son confrère habitant route de Vienne, à Lyon ? M. Bernard s’est fait un nom à Villeurbanne en construisant trois groupes scolaires, et a édifié chez nous l’école du Moulin-à-Vent et surtout la nouvelle mairie de la place Sublet. L’on tient peut-être là le bon homme, car en 1903, Barthélémy Bernard prête une somme rondelette, 16 000 francs, à l’un des fils Béraud, pour laquelle François-Dominique hypothèque en garantie l’une de ses maisons. Commencé après 1886 donc, l’immeuble est terminé avant 1892. Le rez-de-chaussée est occupé par une brasserie très animée, dotée d’un clos bouliste, tandis que ses appartements sont loués à des gens plutôt modestes, ouvriers chez Maréchal, épiciers, contremaîtres. C’est au milieu d’eux que l’Haussmann vénissian vient passer ses vieux jours, et s’éteint en 1919. Son bien passe alors entre les mains de ses enfants, puis de ses petits-enfants et ainsi de suite, jusqu’à la quatrième génération, incarnée par Françoise Lopez-Béraud. Elle nous a reçus dans sa maison, toute proche du village d’où partit son aïeul ouvrier. « Pour moi, cet immeuble c’était un peu mon château », nous a-t-elle confié. L’édifice a quitté la famille Béraud en 2019, après 127 ans d’histoire commune. Reste ce monument de pierre, devenu aujourd’hui et pour encore longtemps, un élément remarquable du patrimoine vénissian.
Sources : Archives du Rhône, 3 E 11575, 11645, 11669, 11670, 11673, 37389, 37391, 37403. Archives municipales de Vénissieux, 1 F 35 recensements 1896-1911 ; registre des délibérations municipales 1885-1898 ; matrices cadastrales case 44.
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