Il y a 400 ans, les Vénissians affrontent Claude de Gadagne, l’un des plus puissants aristocrates lyonnais, pour le contrôle de l’île du « brotteau de boissonay ». Récit d’un jeu du chat et de la souris.
Avant que les barrages ne le rendent bien sage, le Rhône jouait les facétieux. Il coulait à sa guise, changeant de rive comme de chemise. Ses sautes d’humeur faisaient parfois des heureux. Ainsi les Vénissians, dont le territoire s’étendait autrefois jusqu’aux eaux du fleuve, reçurent de lui un cadeau inespéré : toute une île ! On appelait cette île « le brotteau de Boissonnay ». Elle s’étendait sur 32 hectares et était couverte d’un bois assez dense, qui avait été défriché en son centre pour laisser place à de belles prairies. Loin d’un espace relégué, l’île de Boissonnay faisait partie des communaux de Saint-Genis-Laval et de Pierre-Bénite. Les habitants de ces villages en étaient propriétaires et s’y rendaient tous les jours, soit pour mener paître leur bétail, soit pour couper du bois. Ils utilisaient pour cela de larges barques plates, avec lesquelles ils traversaient le petit bras du Rhône séparant l’île de la rive droite du fleuve.
Sauf que… À la fin du XVIe siècle ou au début du 17e, lors d’une crue plus importante que d’habitude, le Rhône changea son cours, et au lieu de passer à l’est de l’île de Boissonnay, se mit à couler dans l’ancien petit bras, entre l’île et Saint-Genis-Laval. Le brotteau des Saint-Genois se retrouva alors « au milieu de la riviere du Rosne ». Il n’en fallait pas plus pour exciter la convoitise des Vénissians. Eux aussi possédaient des îles, en rive gauche du fleuve. Ni une ni deux, ils décrétèrent que celle de Boissonnay leur appartenait désormais. Et, aussitôt, ils menèrent leurs troupeaux brouter l’herbe de leur nouvelle conquête. On imagine la réaction des habitants de Pierre-Bénite et de Saint-Genis-Laval. Ils se dressèrent vent debout contre les « trouble et voyes de faict » effectués par les « manans de Vénissieu ». Les textes de l’époque ont une pudeur de demoiselle. Derrière ces « troubles et voies de fait », il faut imaginer des expéditions punitives menées de part et d’autre, des confiscations de bétail, des bagarres entre bergers, voire des émeutes pouvant impliquer des centaines de personnes. Une lutte à la mesure des enjeux que représentaient les brotteaux dans l’économie villageoise : de précieuses sources d’élevage pour des populations pauvres, et un moyen d’enrichissement pour ceux qui avaient la chance de posséder de grands troupeaux.
La lutte entre les Vénissians et les Saint-Genois aurait pu continuer ainsi pendant des décennies. Sauf qu’en 1634, un nouvel acteur fait irruption sur la scène. Cette année-là, les habitants de Saint-Genis-Laval, pour « faire leur condition meilleure, payer et pacifier les debtes de leur communaulté », vendent l’île de Boissonnay à « hault et puissant seigneur messire Claude de Gadaigne ». Panique à Vénissieux, car Claude de Gadagne n’est pas le premier venu. Il est issu d’une famille de banquiers originaire de Florence et installée à Lyon au cours du XVe siècle. En un rien de temps, les Gadagne se taillent une telle place au soleil que leur nom devient synonyme de fortune : « riche comme Gadagne », dit-on alors. Ils se font construire dans le quartier de Saint-Jean un magnifique hôtel particulier, aujourd’hui transformé en musée d’histoire de la ville de Lyon, et achètent des domaines à tour de bras. Ainsi, le propre père de Claude, Thomas de Gadagne, détient le château de Beauregard, à Saint-Genis-Laval, dans lequel il accueille en 1564 le roi de France Charles IX et sa mère, la reine Catherine de Médicis.
Né en 1573 et mort en 1631, Claude de Gadagne quant à lui, devient seigneur d’Oullins, seigneur de Charly, et sire de Beauregard. Il épouse en 1604 Eléonore de Coligny, elle aussi issue d’une puissante famille puisque l’un de ses membres, Gaspard de Coligny, était amiral des flottes de France et l’un des principaux chefs des protestants du royaume. Comme son illustre parent par alliance, Claude de Gadagne choisit de faire carrière dans les armes et devient capitaine de cavalerie. En 1631, on le voit ainsi combattre contre le maréchal de Montmorency, qui tente de dresser la France contre le cardinal Richelieu. Gadagne affronte lui-même le maréchal, qui lui brise le bras gauche d’un coup de pistolet. Il ne se laisse pas aller pour autant, et décharge son arme sur la tête de Montmorency. Le félon est vaincu, et sera décapité un an plus tard sur une place de Toulouse.
C’est donc face à ce gaillard que les Vénissians se retrouvent en 1634. Et Gadagne les balaye comme un fétu de paille. En mars 1635, il porte l’affaire de l’île de Boissonnay devant le roi Louis XIII, lequel s’empresse de lui donner raison. Fin de la partie ? Pas du tout. Les Vénissians font comme si de rien n’était, et continuent de mener leurs vaches et leurs moutons de l’autre côté du Rhône. En septembre 1636, Gadagne et son épouse sollicitent à nouveau Louis XIII, pour « les liberer des troubles qui leur sont faict par les habitants de Vénissieu en Dauphiné en la jouyssance du brotteau de Buissonnay ». Encore un coup d’épée dans l’eau. Ces diables de Vénissians continuent leur guerre d’usure. Gadagne n’en vient à bout qu’en 1638, en obtenant du roi le droit de créer un tribunal spécial pour l’île au cœur du conflit, « et y avoir prisons ». Avec le maréchal de Montmorency, les choses étaient allées plus vite : une demi-heure de combat avait suffi. Mais il n’était pas Vénissian !
Sources : Archives du Rhône, 44 J 343.
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