L’État craignait le pire. En février 1934, des ligues d’extrême droite comme celle des Croix-de-Feu, avaient violemment manifesté dans les rues de Paris, provoquant une quinzaine de morts et des centaines de blessés. De l’autre côté du Rhin, le chancelier Hitler fanatisait les foules, et sa folie trouvait des oreilles bienveillantes jusque dans notre pays. Face à ces menaces contre la démocratie, les principaux partis de gauche et du centre, la SFIO (l’ancêtre du Parti socialiste), le Parti communiste et le Parti radical-socialiste, s’étaient alliés pour former un « Front Populaire ». Les élections municipales de 1935 leur avaient été très favorables, notamment au PC, qui dans la région lyonnaise, emportait les villes de Villeurbanne et de Vénissieux. Mais avec les élections de 1936, l’enjeu était d’une tout autre ampleur. Du vote des électeurs allait dépendre le gouvernement de la France. Comment les ligues allaient-elles réagir ? Et le PC, désormais si fort ? La campagne allait-elle virer à l’affrontement, aux combats de rue, au coup d’État ?
Février-mars 1936. La préfecture du Rhône reçoit les déclarations de candidature des postulants à la Chambre des députés. Vénissieux se trouve alors dans la 12e circonscription du Rhône qui, outre notre ville, compte aussi Villeurbanne, Vaulx-en-Velin, Bron et Saint-Fons. Sept personnes se présentent. À gauche, Lucien Lequertier, professeur au lycée professionnel de La Martinière, pour la SFIO ; Georges Lévy, médecin à Lyon, communiste et membre du Conseil général du Rhône ; René Nurrit, un ouvrier mécanicien au chômage, se proclamant du bolchévisme-léninisme ; et Narcisse Roux, représentant de commerce à Lyon, « communiste internationaliste ». La droite, elle, envoie à l’élection Charles Gautheron, un médecin villeurbannais, membre de l’Union républicaine et démocratique, et Philibert Tardy, employé à Lyon, porté par les anciens combattants de la Première Guerre mondiale. Quant au puissant Parti radical, dont le président honoraire n’est autre que le maire de Lyon, Édouard Herriot, il mandate un commerçant villeurbannais nommé Jean Reboux. Le député sortant, le socialiste Lazare Goujon, ancien maire de Villeurbanne, a préféré ne pas se représenter. Laminé par sa défaite aux élections municipales de 1935, mis en cause dans les déboires financiers entraînés par la construction des Gratte-Ciel, il s’est provisoirement retiré de la vie politique. Le siège de la 12e circonscription est donc ouvert à tous les pronostics. La police jauge les forces en présence. Gautheron, le principal candidat de la droite ? « Aucune chance d’être élu ». Lequertier ? « Militant actif du Parti socialiste. Influence politique cependant assez limitée. Chances pour ainsi dire nulles d’être élu« . Un comble, pour le protégé de Lazare Goujon ! Reboux alors, l’homme du Parti radical ? Aux yeux des enquêteurs du préfet, il bénéficie d’une « influence politique moyenne », mais n’a « aucune chance d’être élu, en raison de la présence du docteur Georges Lévy, candidat du Parti communiste, très influent dans les milieux ouvriers« . En somme pour la police, d’emblée la messe est dite.
Le 24 avril, à deux jours du premier tour des élections, ils sont 1400 à la Maison du Peuple à soutenir le candidat Georges Lévy
Le docteur Lévy part effectivement dans la course avec une bonne longueur d’avance. Fils d’un marchand de chevaux de Saône-et-Loire, relativement aisé mais connu pour être un « médecin des pauvres », il est entré en politique en 1910, en soutenant une grève des cheminots. Après guerre, les élections de 1919 le portent une première fois à la Chambre des députés, sous la bannière de la SFIO, mais il rejoint dès l’année suivante le tout nouveau Parti communiste et ne le quitte plus. Avec les années trente il collectionne les succès, les milliers d’ouvriers de la circonscription voyant en lui leur champion : nommé directeur politique du journal communiste La Voix du Peuple en 1934, il est élu conseiller général du canton de Villeurbanne en 1935. Pour lui, les législatives de 1936 s’imposent comme une évidence. « Notre ami Georges Lévy sera élu le 26 avril au premier tour », proclame La Voix du Peuple. « Les travailleurs manifesteront une fois de plus leur confiance en leur fidèle et inlassable défenseur ». Lévy ne s’en démène pas moins au cours de la campagne électorale, anime une trentaine de meetings à travers toute la circonscription. Le samedi 11 avril, il parle sous le préau des écoles du Moulin-à-Vent, et le vendredi 24 avril, à la Maison du peuple de Vénissieux. « Il trace le tableau de la situation actuelle, dénonce les dangers du fascisme et de la guerre, appelle les travailleurs, les artisans et les petits commerçants à réaliser, pour la conquête du pain, la défense de la paix et de la liberté, l’unité totale de la Nation française ». Et, se voulant rassurant auprès des non communistes, il ajoute : « Ce ne sera donc pas la révolution, ce sera la possibilité pour le peuple de respirer plus librement, et d’aller à l’organisation d’une France forte, libre et heureuse ». Ses paroles font mouche. Ses réunions publiques voient affluer, d’après la police, « un assez grand nombre d’assistants, quatre à cinq cents chaque fois » ; le 24 avril, à deux jours du premier tour des élections, ils sont 1400 à la Maison du Peuple. S’ajoutent à cela les harangues des militants communistes aux portes des usines, la mobilisation constante des cellules du parti, une communication par voie de presse et d’affiches quasi quotidienne. Les simples citoyens répondent aussi présent, en manifestant massivement sur la place de la mairie le 21 avril 1936, dans une ambiance de fête et d’espoir formidable… et en faisant grève, notamment dans les usines Berliet.
En face, le candidat de la droite, le docteur Gautheron, n’ose pas se montrer. Il n’organise absolument aucun grand rassemblement dans la circonscription, connue pour être « le canton rouge », hostile à ses idées. Du coup, la presse conservatrice, Le Nouvelliste en tête, sort la grosse artillerie contre Georges Lévy, tentant de rattraper par la violence de ses pages, la perte de tout contact avec le terrain. Extrait : « N’ayez aucune illusion. Le triomphe du bloc révolutionnaire c’est la faillite certaine, c’est la révolution dans la rue, la guerre civile avec son hideux cortège de pillages, de violences et de meurtres et c’est la guerre étrangère qui en sera la conséquence fatale ». Et de dénoncer l’état « prérévolutionnaire » qui régnerait à Vénissieux : « il semblerait que des incidents les plus graves soient à prévoir le jour du scrutin ».
Ces oiseaux de mauvais augure se trompaient. Les trois bureaux de vote de notre ville ne connurent aucune violence. Et le premier tour fut un raz de marée. Le docteur Lévy remporta l’élection avec 11 019 voix, soit 50,5 % des suffrages exprimés, et 54,6 % à Vénissieux. Le Front populaire allait gouverner le pays, amenant avec lui des avancées sociales historiques.
Sources : Archives du Rhône, 3 M 1374 et 1375. Archives de Villeurbanne, 3 C 67, 88 et 112 (journaux La Voix du Peuple, Lyon-Républicain et Le Nouvelliste, avril-mai 1936). Jean Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, t. 34, pp. 359-361.
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