» J’avoue, dans les soirées entre copains, je casse l’ambiance. Mi-janvier, je rentrais juste de Calais, la tête encore pleine d’histoires de gens qui quittent leur maison et leur famille pour échapper aux massacres, j’avais encore dans les yeux cette maman me montrant la photo de son enfant mort pendant la traversée, et voilà qu’un copain vient de me dire qu’il est bouleversé par le décès de David Bowie. Je l’aurais giflé. »
Sous ses dehors de jeune fille sage et posée, Mélanie Philippe bouillonne. Il y a un an elle passait son Bac L, au lycée Saint-Just de Lyon. Mais il y a deux mois elle sillonnait douze heures par jour les artères cosmopolites d’un labyrinthe de gadoue, recensant les besoins des réfugiés, revenant distribuer du riz, de l’écoute et des sourires. Près d’elle, Léonie Cancade, un an de service civique à son actif, était à Calais la veille de l’évacuation de la partie sud de la Jungle par les forces de l’ordre. Toutes deux sont en première année à l’Institut Bioforce de Vénissieux, pour devenir « chargée des services généraux et logistique humanitaire ». Leur séjour à Calais n’entrait pas dans le cadre de leurs études, elles ont profité de leurs vacances de Noël et d’hiver pour donner un coup de main bénévole à l’association Salam.
C’est quoi la Jungle ?
La Jungle, c’est un ensemble de camps de réfugiés installé depuis une quinzaine d’années à Calais, Coquelles et Sangatte, près de l’entrée française du tunnel sous la Manche et du port de Calais, qui croît et décroît au gré de l’arrivée de réfugiés de guerre et des démantèlements qui déplacent le problème sans le régler. « C’est un bidonville puant situé près de sites pétrochimiques classés Seveso, où vivent dans des conditions exécrables plus de 6 000 personnes réparties par quartiers, raconte Léonie. Il y a le coin des Kurdes, des Afghans, des Érythréens, des Soudanais… Les Syriens et les Irakiens sont plus dispersés. Les réfugiés sont surtout des hommes, mais aussi des femmes, et des enfants arrivés seuls, quelques familles. Ils sont souvent jeunes et qualifiés, ils veulent vivre de leur métier en Grande-Bretagne, mais la Grande-Bretagne ne veut pas d’eux. »
Le prix de l’exil
Très peu en effet parviennent à passer, mais il suffit d’un succès pour redonner de l’espoir à tous. En fait, c’est une question de moyens, selon Mélanie. « Si la police britannique découvre un clandestin dans son camion, le routier risque une amende de 1.500 livres. Donc, pour qu’un camionneur accepte de prendre un réfugié à son bord, il faut que ce qu’il va toucher couvre au moins ce risque. » Et les contrôles de police ? « Aux dernières nouvelles, détourner le regard coûte 1.000 euros. Mais il y a de nombreux regards à détourner… Contrairement à ce que l’on croit, ça coûte cher d’être réfugié, explique Mélanie. A chaque fois qu’il faut franchir une frontière physique ou politique, il y a des mafieux sans scrupules qui en profitent, au prix fort et sans garantie de réussite, loin de là. Les gens qui partent ont souvent vendu tout ce qu’ils possèdent, et leurs familles se sont cotisées pour qu’ils puissent partir ». Mélanie donne l’exemple d’un pharmacien de Damas, qui a payé 5.000 euros pour la traversée Turquie – Grèce. Parvenu à Calais, on lui demande 8 000 livres sterling pour pouvoir passer en Angleterre, mais il ne lui reste plus que 3.000 euros. Du coup, il attend un « plan » plus avantageux…
Evacuation en trompe-l’oeil
« S’ils le pouvaient, dit Léonie, ils repartiraient d’où ils viennent. Ils ont tous le mal du pays, mais dans leur pays, c’est la guerre. » En attendant, les deux étudiantes considèrent que les accueillir dignement est un devoir d’humanité. Et autant les conditions de vie dans la Jungle les révoltent, autant l’évacuation en cours les énerve. « Certains réfugiés sont envoyés dans des quartiers de containers aménagés, à l’accès si restreint qu’il brise les liens sociaux et familiaux. D’autres sont répartis dans la France entière, dans des hébergements souvent à la limite de l’insalubrité, qui devraient nous faire honte à tous. Et la grande majorité est partie tenter sa chance vers Le Havre, Dunkerque, Grande-Synthe, la Belgique… «
Comprennent-elles la crainte ressentie par certaines personnes devant le spectacle de ces milliers de malheureux en errance ? « Je pense que leur peur vient de ce qu’elles ignorent la raison de ces déplacements de masse, estime Léonie. Les réfugiés ne viennent pas voler notre travail, ils fuient les tueurs, les gaz toxiques, la faim. Que ferions-nous à leur place ? » Mélanie est plus tranchée encore. « La personne qui dort dans la boue et qui crève de faim, je m’en fous de savoir pourquoi elle est là, je dois faire quelque chose, je ne me pose pas de questions. »
Sans doute Mélanie et Léonie parviendront-elles à consoler aussi ceux qui sont tristes d’avoir perdu un chat ou leur chanteur préféré. Elles apprendront à gérer le contraste brutal entre la détresse absolue et la banalité du quotidien, un état que vivent les personnels soignants, les soldats de retour à l’arrière et les humanitaires expérimentées qu’elles deviendront. Mais la flamme qui les anime, nourrie par l’indignation devant l’injustice et par l’impérieuse nécessité d’agir, souhaitons qu’elle ne s’éteigne jamais.
Photos : © Mélanie Philippe
Retour : Quarante migrants, de la "Jungle" à la Roseraie - Expressions Les nouvelles de Vénissieux