Pendant des siècles Vénissieux a imité Venise. D’ailleurs, son nom ressemble comme deux gouttes d’eau à celui de la cité des Doges, si on lui enlève le suffixe « ieux » bien dauphinois. Certes, il manque à Vénissieux le pont du Rialto, les gondoles et quelques palais de marbre mais pour le reste tout y est —ou plutôt, y était— : des canaux en guise de rues et les maisons baignant les pieds dans l’eau. Vous croyez qu’on vous mène en bateau ? Remontons le cours du temps, jusqu’en octobre 1894.
A cette époque Napoléon Sublet tient le gouvernail de la mairie, et fait devant les conseillers municipaux un constat accablant : « Messieurs. Vous savez tous que nos eaux pluviales (…) ont causé certains jours d’orage, de véritables inondations. Le tramway à plusieurs reprises, a dû rester à l’école, ne pouvant remonter le courant ni franchir les obstacles dus aux amoncèlements de graviers amenés au milieu de la route. Ce que nous voyons se renouveler presque à chaque pluie, c’est non seulement la chaussée toute entière mais encore les trottoirs et quelques maisons même, envahies par les eaux. Nos rues principales changées en de véritables torrents, deviennent impraticables, toutes communications sont interrompues et les enfants ne peuvent se rendre aux écoles ou y sont retenus prisonniers plusieurs heures, dans l’impossibilité de regagner le domicile de leurs parents. Qui de nous n’a vu maintes et maintes fois les ouvriers et les ouvrières de nos usines traversant la rue, avoir de l’eau jusqu’aux genoux »
Venise et ses canaux, on ne vous avait pas menti ! Mais en pire. A Venise, les maisons sont construites en briques et en pierres tandis qu’à Vénissieux, elles n’ont que des murs en pisé, autrement dit en terre battue. La moindre inondation peut leur être fatale. « Vous rappellerai-je, ajoute Léon Sublet, qu’il y a quelques années deux immeubles furent envahis par les eaux et s’écroulèrent »…
Trois ans plus tard, en février 1898, le village joue à nouveau la place Saint-Marc version mare aux canards : « Nous avons eu ces temps passés une trombe de pluie telle, que les riverains depuis le quartier Morel jusqu’aux Marronniers ne pouvaient sortir de chez eux, pas même pour aller chez leur plus proche voisin ; la circulation des tramways était interrompue, on ne pouvait plus ni aller ni revenir de Lyon, et cet état de choses dure des trois et quatre heures, quelques fois même davantage ». En 1903, les Vénissians boivent à nouveau la tasse : « Il arrive très souvent qu’à la suite d’une pluie très abondante, la partie la plus basse du bourg est transformée en un véritable lac. En un mot le mouvement habituel dans une partie la plus importante de la commune reste pendant plusieurs heures suspendu ».
D’où vient donc cette propension aux inondations ? Lorsque les Vénissians du Moyen Age construisirent leur village et son château-fort, ils les implantèrent au fond d’une cuvette. Une bien curieuse situation, à une époque où les fortifications poussaient plutôt au sommet des collines. Voulaient-ils se mettre à l’abri du vent du nord ? Se rapprocher de la nappe phréatique, pour éviter de creuser des puits interminables ? Se cacher des armées ennemies qui passaient sur la route de Lyon ? On ne le sait. Toujours est-il qu’à la première ondée carabinée, la même scène se répétait : « Nos eaux pluviales se réunissent comme au fond d’un entonnoir, rue du Pavé et rue Neuve (rue Gambetta et rue Carnot) et se rendent à Saint-Fons par le chemin de la Grange. Ces eaux viennent des limites de Corbas et de Feyzin, à deux kilomètres de notre place publique (place L. Sublet) ».
Le mal ne pouvait être réglé à la source : il aurait fallu raser le plateau de Corbas et de Feyzin pour qu’il cesse de collecter les eaux. Faute de fermer le robinet, restait la solution d’équiper le village d’une bonde —comme au fond d’une baignoire—, pour le vider de son bain. Dès 1894 Napoléon Sublet propose au conseil municipal de creuser un « canal-égout » entre Vénissieux et Saint-Fons, qui permettrait d’écouler les eaux usées du bourg et les torrents tombés du ciel. La commune enfin préservée du même destin que l’Atlantide, n’en deviendrait que plus attrayante aux industriels voulant construire des usines. Hélas, son projet est rejeté à une voix près : 10 conseillers votent pour, 11 contre. Le sujet revient sur le tapis en 1898, avec d’autant plus d’acuité que le conseil municipal a inscrit le canal-égout sur son programme électoral. On crée une commission chargée d’étudier la question, le temps passe et rien ne se fait, la promesse tombe à l’eau. En 1903 le maire Pierre Annequin revient à la charge et obtient enfin gain de cause, un seul conseiller municipal votant contre. Les travaux commencent aussitôt. Partant du vieux bourg, le canal souterrain rejoint Saint-Fons par l’avenue de la République, puis se jette dans le Rhône.
Le problème est-il enfin réglé ? Pour un temps seulement. L’accroissement de la population au cours du XXe siècle surpasse très vite les capacités d’écoulement des premiers égouts. Le problème s’accentue encore après la construction de la ZUP des Minguettes, dans les années 1960. Les ingénieurs ont évidemment prévu un réseau d’égouts suffisant pour une ville de 75.000 habitants… mais pas pour évacuer les eaux d’un gros orage. Le 8 août 1981, les Vénissians revivent les mêmes scènes que leurs prédécesseurs du XIXe siècle : un déluge engorge les égouts en quelques minutes ; leurs plaques en fonte sautent « comme des bouchons » et déversent des torrents de boue dans les rues, les maisons, les commerces et jusque dans la clinique La Roseraie. En plus du bourg, le plateau des Minguettes et ses environs sont désormais touchés. Idem le 29 juillet 1990, lorsque des automobilistes sont forcés d’abandonner leurs voitures coincées dans un mètre d’eau. Le pire est atteint en 1992 : les orages des 10 et 17 juin puis du 29 juillet transforment les rues du centre en rivières.
Ces gouttes-là font déborder le vase et forcent les collectivités locales à réagir. Déjà en 1981, le maire Marcel Houël avait demandé à la COURLY d’effectuer les travaux nécessaires ; en pure perte. Après les événements de 1992, le Grand Lyon décide enfin d’investir les sommes nécessaires – plus de 50 millions d’euros, pour construire le grand « Emissaire de la Plaine du Sud-Est » (EPSE) réglant définitivement le problème. Le chantier, colossal, démarre en 1993 et se termine en 2008. Un tunnelier digne de celui employé sous la Manche, creuse sur plus de 5 km une galerie aussi grande qu’un tunnel de métro. Débutant à Saint-Priest, l’EPSE passe sous Parilly, longe Renault Trucks, se faufile sous le parc Dupic et va se jeter dans le Rhône à hauteur de Feyzin. Vénissieux se trouve enfin sauvée des eaux. La preuve ? Le printemps 2013 nous a laissés au sec, alors qu’il a été le plus pluvieux de ces cinquante dernières années.
Sources : Archives municipales de Vénissieux, registres des délibérations (1894-1905) et cote 1 i 128. Journaux Expressions, 1990-2009, avec nos remerciements à Gilles Geley.
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