Pendant des siècles, Vénissieux a été ballotée d’un territoire à l’autre, du Saint-Empire romain germanique au royaume de France, de la Savoie au Dauphiné, puis de l’Isère au Rhône. Si notre ville ne s’était pas trouvée si près de Lyon ni sur la frontière que marque toujours la vallée du Rhône, peut-être aurait-elle moins changé de bannière. Mais la nature et les hommes en décidèrent autrement.
Ainsi en 1790, lors de la création des départements, les députés de l’Assemblée nationale placent Vénissieux en Isère, avec Grenoble pour capitale. Déception des Vénissians ! Eux voulaient dépendre de Lyon et de son département. Qu’ont donc fait là Messieurs les députés ? Ils avaient pourtant proclamé qu’aucune commune de France ne serait désormais située à plus d’une journée de cheval du chef-lieu départemental. Vous parlez d’une réussite ! Trois jours, quand ce n’est pas quatre : voilà le temps qu’il faut pour aller jusqu’à Grenoble et en revenir, chaque fois que le besoin d’un papier officiel le réclame. Alors que Lyon se trouve à portée de la main : quand vous marchez sur la rue du Moulin-à-Vent, votre pied gauche se pose en territoire rhodanien et votre pied droit du côté isérois…
Maintes fois, les élus des deux bords réclamèrent que cette absurdité soit réparée. En vain. Aussi, lorsqu’en 1833 le gouvernement propose que sept communes du nord-Isère – dont Vénissieux – soient réunies au département du Rhône, nos prédécesseurs sautent sur l’occasion. Le 26 mai 1833, un dimanche, et à 8 heures du matin de surcroît, le conseil municipal tient une séance extraordinaire pour en délibérer, et déballe un flot de « considérations » écrites dans le jargon administratif de l’époque : « considérant que la commune de Vénissieux est distante savoir d’un myriamètre [10 kms] de son chef-lieu de canton (St-Symphorien d’Ozon), de deux myriamètres de son chef-lieu d’arrondissement (Vienne), et de huit myriamètres de Grenoble, et qu’elle est aux portes de la ville de Lyon qui réunit dans son sein toutes les autorités départementales tant administratives que judiciaires ; considérant que toutes les productions agricoles de Vénissieux se vendent sur les marchés de Lyon et que c’est là aussi que se font les approvisionnements de toutes espèces, ce qui établit entre les deux pays des rapports nombreux et journaliers… » – et ainsi de suite, à longueur de page.
Dans cette marée de raisons pratiques et d’intérêts économiques tous aussi valables les uns que les autres, ressort un argument purement sécuritaire : « la réunion proposée aurait encore le résultat de placer la commune de Vénissieux sous l’influence immédiate des règlements administratifs de la ville de Lyon ; ainsi disparaîtrait sans doute certaine population flottante composée en majeure partie de délinquans qui pour échapper à la police de Lyon n’ont que quelques pas à faire et se réfugient sur un territoire où ils sont tout à fait inconnus ». Voilà le loup sorti du bois. Le soudain empressement gouvernemental à retoucher la frontière départementale s’explique par sa peur des « délinquans », des opposants politiques et de tous les artisans et ouvriers migrants sans le sou (la « population flottante ») qui fréquentent les auberges du Moulin-à-Vent ou habitent le quartier. Trop de mauvais coups sont partis de ses rues mal famées, au nez et à la barbe d’une police impuissante, à commencer par la grande révolte des Canuts… laquelle a éclaté en novembre 1831, un an et demi avant la proposition du gouvernement.
Après avoir bu les belles paroles ministérielles comme du petit lait, les conseillers municipaux de Vénissieux votent à l’unanimité leur rattachement au Rhône, « la ville de Lyon étant le point central qui, de fait, attire et absorbe tout »… Les communes voisines ne l’entendent pas toutes de cette oreille. Si Villeurbanne applaudit des deux mains, Bron et Vaulx-en-Velin traînent les pieds pour diverses raisons. À l’inverse Décines, Meyzieu et Jonage, non comprises dans le projet d’annexion, voudraient bien faire partie du voyage vers Lyon. Mais à force de candidats, Grenoble craint de perdre toute une partie de son département ; l’affaire se complique et s’enlise dans des détails à n’en plus finir. Agacé par ces atermoiements, le gouvernement abandonne en 1838 ses projets de redécoupage et se contente d’expédier en banlieue lyonnaise un « commissaire spécial » chargé de surveiller les bouillants citoyens du Velin
11 janvier 1852. Les cloches de l’église du village sonnent à toute volée. Le conseil municipal s’est déplacé au grand complet pour assister à la messe du dimanche et s’aligne sur les bancs aux côtés du maire Jean-Jacques Sandier. Le curé commence la cérémonie. Puis il se met à chanter en latin, de toutes ses forces : « Te Deum laudamus, te Dominum confitemur… ». Un Te Deum, le chant des rois. Celui qu’on entame après un événement exceptionnel, comme une grande victoire militaire ou l’avènement d’un nouveau souverain. Et c’est bien de cela qu’il s’agit. Le prince-président de la République, Louis-Napoléon Bonaparte, s’est emparé du pouvoir un mois auparavant au prix d’un coup d’Etat sanglant qui met fin à la Deuxième République. Il se fera ensuite reconnaître empereur sous le nom de Napoléon III, en décembre de la même année. En chantant un Te Deum, les Français expriment leur joie d’avoir pour maître le neveu de Napoléon Ier, encore très populaire et tout auréolé de gloire, et font surtout acte d’allégeance au nouveau souverain. Son jour de gloire est arrivé… et le moment venu de remettre sur le tapis la question du rattachement de Vénissieux au Rhône.
Sitôt sortis du Te Deum, les conseillers municipaux se précipitent en mairie et réclament, maire en tête, le divorce d’avec l’Isère. « Monsieur le Maire a dit qu’aujourd’hui plus que jamais il y avait urgence et nécessité de réunir la commune de Vénissieux au département du Rhône, puisque le gouvernement lui-même a pris l’initiative en adjoignant ladite commune au département du Rhône pour tout ce qui concerne la police ». L’urgence est telle que les conseillers ne se donnent même pas la peine de rédiger une nouvelle supplique au gouvernement : ils recopient mot pour mot le texte écrit par leurs prédécesseurs, en 1833 ! Mais qu’importe, le conseil municipal vote en faveur des noces rhodaniennes.
Cette fois-ci est la bonne. Le 24 mars 1852, Louis-Napoléon Bonaparte réunit Vénissieux, Bron, Villeurbanne et Vaulx-en-Velin au département du Rhône. Il n’a pas oublié la participation des Vénissians à la deuxième révolte des canuts, en 1834 ; il sait aussi quels troubles ont éclaté dans la commune pendant la Révolution de 1848 ; et il vient à peine de faire emprisonner des membres du conseil municipal et plusieurs habitants, accusés d’avoir comploté à mains armées contre son gouvernement. Il devait museler ces dangereux éléments. Souhaitées par le cœur, les noces avec le Rhône furent célébrées sur l’autel de la raison d’Etat.
Sources : Archives municipales de Vénissieux, registres des délibérations du conseil, 1834-1854. Bibliothèque municipale de Grenoble, cote 0 14292. Archives départementales du Rhône, cote 1 M 77.
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