« En 2025, dans un pays comme la France, ça ne devrait pas être normal. » En ce jeudi 13 mars, devant les locaux de la Métropole de Lyon, ce militant du collectif Hébergement en Danger résumait l’état d’esprit du millier de personnes rassemblées, à quelques jours de la fin de la trêve hivernale des expulsions locatives. Depuis ce mardi 1er avril, des dizaines de milliers de personnes plongent de nouveau dans l’angoisse de devoir quitter leur logement, alors que les places d’hébergement d’urgence se font de plus en plus rares, et que les crises — sanitaires, économiques, internationales — se succèdent.
« Des expulsions sont organisées dès avril 2025, à la fin de la trêve hivernale et ce sur de nombreux sites, assurait-on du côté du collectif. Elles doivent s’arrêter, des solutions existent. Nous demandons la création de logements abordables et, dans le même objectif, la réquisition des bâtiments vides : plus de 17 000 logements sont actuellement vides sur la métropole lyonnaise. Il faut aussi un nombre suffisant d’hébergements pour permettre une mise à l’abri immédiate de toutes personnes à la rue. »
Dans son dernier rapport, la Fondation pour le logement (ex-Fondation Abbé Pierre) tire également la sonnette d’alarme. Selon les chiffres collectés, 30 % des ménages ont eu froid dans leur logement en 2024, contre 14 % en 2020. Plus de 2,7 millions de ménages étaient en attente d’un logement social mi-2024, alors que la production de logement continue de chuter : 259 000 unités ont été mis en chantier en 2024, dont seulement 82 000 logements sociaux. « Le pire résultat depuis 20 ans », commente la Fondation.
« Un tableau dramatique »
« Tout ça mis bout à bout, cela crée un tableau dramatique, indigne de ce que l’on attendrait de notre pays, dénonce André Mazuir, porte-parole du Réseau d’Alerte et de Solidarité de Vénissieux, association qui lutte contre les expulsions locatives et leurs conséquences. L’expulsion, il ne faut pas avoir peur de le redire, est une mesure inhumaine, d’une grande cruauté pour les adultes, mais encore plus pour les enfants. Il faut le dire franchement : si tout le monde avait un travail et gagnait un bon salaire, il n’y aurait pas de retard de loyer et de facture d’énergie. »
Ainsi, à Vénissieux, une quinzaine de familles sont suivies en ce début d’année 2025 par le Réseau. Au CCAS (Centre communal d’action sociale), les contacts de personnes en difficultés se multiplient alors que la fin de la trêve hivernale approche — rappelons qu’en 2023, 150 ménages avaient été expulsés en justice, pour neuf expulsions réalisées. « Le constat que l’on fait, reprend Maeva Ah-Scha, autre militante du Réseau, c’est que les gens viennent souvent nous voir un peu tard, quand on n’a plus de possibilité de négocier avec le bailleur ou d’actionner des aides. Il ne faut pas hésiter à réagir dès l’apparition des difficultés. »
Et le Réseau d’appeler à un sursaut populaire : « Il faut construire un rapport de force. Il y a toujours une excuse pour ne pas régler la question du logement ou de l’hébergement. Avant, c’était la dette, maintenant c’est le réarmement. Nous devons dire stop. »
Un combat qui passera notamment par le tribunal administratif, devant lequel Michèle Picard, maire de Vénissieux, défendra dans les prochaines semaines les arrêtés contre les expulsions qu’elle vient de prendre (voir notre interview). « Personne ne doit s’habituer à ce que des enfants dorment dans la rue, résume André Mazuir. Il faut une prise de conscience générale, et nous invitons ceux que cette idée révolte à nous rejoindre. »
TROIS QUESTIONS À MICHÈLE PICARD, MAIRE DE VÉNISSIEUX
« La crise du logement en France est d’une ampleur inégalée »
Comme elle le fait tous les ans, Michèle Picard, maire de Vénissieux, a déposé de nouveaux arrêtés interdisant sur le territoire de la commune les expulsions locatives sans solution de relogement et les coupures énergétiques. Pour l’élue, il s’agit d’un « combat essentiel pour la dignité humaine ».
Alors que la trêve hivernale est terminée, avez-vous pris de nouveaux arrêtés contre les expulsions ?
Oui, bien sûr. La lutte contre les expulsions, c’est un combat essentiel pour la dignité humaine. Aujourd’hui, la crise du logement en France est d’une ampleur inégalée, comme l’affirme le directeur d’Action Logement : nous voyons de plus en plus de logements insalubres, suroccupés et/ou indignes. Or, tous les sociologues le soulignent : un logement — en plus d’être, faut-il le rappeler, un droit constitutionnel —, c’est un repère, un refuge, un lieu où l’on peut s’épanouir. Pendant la crise du Covid, il a d’ailleurs été un sanctuaire pour beaucoup. Lorsqu’on en est privé, les difficultés s’accumulent : il devient impossible de trouver un emploi, de nouer des relations sociales. Or, le sans-abrisme tue, et il faut le rappeler avec force : la crise du logement est indissociable de celle de l’hébergement d’urgence.
Quelle est la situation à Vénissieux en matière d’expulsions ?
Malgré tous nos efforts, certaines personnes se retrouvent encore à la rue. C’est un combat quotidien. Nous avons constaté une augmentation du nombre d’assignations, bien que cela ne signifie pas nécessairement plus d’expulsions.
À Vénissieux, nous avons mis en place des dispositifs pour éviter que les habitants ne tombent dans la spirale de l’endettement. Il existe des aides pour prévenir les impayés, et je le répète, il ne faut pas avoir honte de solliciter un accompagnement auprès du CCAS (Centre communal d’action sociale). En effet, de nombreuses personnes connaissent des difficultés au quotidien, et un accident de la vie peut les plonger dans une situation dramatique. Plus nous intervenons en amont, plus il est facile de trouver des solutions.
Vous vous dirigez donc vers un nouveau bras de fer avec la préfecture. Quels changements avez-vous apportés à vos textes pour qu’ils passent, cette fois, la barrière du tribunal administratif ?
Nous travaillons notre argumentaire afin d’attirer l’attention des législateurs. Expulser quelqu’un coûte en réalité plus cher que de le maintenir dans son logement en attendant une solution de relogement. Une personne à la rue finit souvent dans des logements suroccupés ou dans des situations encore plus précaires, ce qui pose un problème de sécurité et de désocialisation. Cela peut entraîner également des troubles à l’ordre public.
Certains estiment que tout cela ne relève pas des pouvoirs de police du maire. Pourtant, lorsque des troubles à l’ordre public surviennent, c’est bien au maire que l’on demande d’agir. Lorsqu’une famille se retrouve sans logement, c’est encore vers la mairie qu’elle se tourne. C’est une situation absurde et intenable.
Nous faisons tout notre possible à l’échelle de la ville, mais nous ne pouvons pas tout résoudre seuls. Aujourd’hui, dans la métropole, on compte dix demandes pour une attribution de logement social, alors que 70 % des ménages y sont éligibles. Nous ne construisons pas assez de logements sociaux, ce qui bloque les places d’hébergement d’urgence et aggrave la crise. Il est également crucial de réhabiliter et de renouveler le parc de logements sociaux.
Ce combat est donc une nécessité absolue, et c’est ce que je vais tenter de faire entendre au tribunal administratif lorsqu’il faudra défendre mes arrêtés. Les villes sont appelées au secours une fois l’expulsion effectuée ; elles sont donc légitimes, dans un souci de cohérence, à vouloir les interdire en amont.
TÉMOIGNAGES
Sarah, 38 ans : « Je n’arrive pas à résorber mes dettes de loyer »
« Je vis seule avec mes deux enfants, âgés de 8 et 4 ans. Je travaille comme aide à domicile, mais avec mon salaire, je peine à tout payer. Depuis quelques mois, tout s’est enchaîné : une facture imprévue, une aide sociale qui tarde, la hausse du coût de la vie… et maintenant, j’ai trois loyers en retard.
J’ai toujours fait en sorte que mes enfants aient un toit sur la tête. Mais aujourd’hui, on risque de se retrouver à la rue. Mon propriétaire m’a envoyé un courrier recommandé, puis une mise en demeure. J’ai essayé de négocier, de demander un échéancier, mais il refuse. Pourtant, ma dette ne grandit pas — ça fait plusieurs mois que je paye le loyer en cours — mais je n’arrive pas à la résorber. Mon propriétaire veut récupérer son logement. Je comprends qu’il ait besoin d’être payé, mais moi, je fais comment ?
Je n’ai pas vraiment de famille sur qui compter. Mon ex-compagnon est parti il y a quatre ans, et il ne verse pas dans les temps prévus la pension alimentaire. J’ai fait des démarches auprès de la CAF, mais c’est long, et en attendant, les difficultés s’accumulent. Je suis suivie par une assistante sociale qui ne ménage pas ses efforts. J’ai demandé une aide au Fonds de solidarité pour le logement, mais le dossier est en attente, tout comme ma demande de logement social. Chaque jour, j’ouvre ma boîte aux lettres avec la boule au ventre, et quand ça sonne à la porte, j’ai peur que ce soit un huissier… »
Frédéric, 62 ans : « J’ai dû aller vivre chez mes parents pour ne pas être à la rue »
« Il y a quelques mois, j’avais encore mon petit appartement, modeste, mais au moins c’était chez moi. Aujourd’hui, je vis chez mes parents. Ils ont 87 et 89 ans. Je dors sur le canapé-lit du salon.
J’ai toujours travaillé, pendant 35 ans j’ai notamment été chauffeur de bus. Mais après une séparation, quelques problèmes de santé, j’ai glissé doucement vers la précarité. Mon allocation de pré-retraite ne suffisait plus à payer mon loyer. J’avais du retard, je me disais que ça finirait par s’arranger. Mais un jour, il a fallu me rendre à l’évidence : il me fallait quitter mon logement ou c’était un huissier qui allait se charger de me faire partir.
Je n’ai pas osé appeler mes enfants. Ils ont leur vie, leurs problèmes, et je ne m’entends pas vraiment avec eux. Alors, j’ai fait ce que je pouvais. J’ai dormi dans ma voiture quelques jours, puis je suis allé voir mes parents. Ils ont ouvert leur porte, bien sûr, mais à leur âge, ils ne devraient pas avoir à m’accueillir.
Chez eux, c’est minuscule. On se marche dessus. Mon père a besoin de calme, et moi, j’ai l’impression d’être un poids. Je cherche une solution, mais avec mes revenus, impossible de retrouver un logement. Les bailleurs demandent des garants, des fiches de paie stables, et moi, je suis un futur retraité sans ressources fixes. Et il y a beaucoup d’attente dans le parc social… J’ai frappé à toutes les portes : mairie, associations, Pôle emploi… On me répond qu’il faut attendre, que beaucoup de gens sont dans ma situation. Je le vois, je suis bénévole dans une association solidaire, alors la précarité des autres, je sais qu’elle existe. Mais quand elle vous touche vous, vous avez forcément moins de patience que celle que vous demandez aux autres… »
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