

La rue Paul-Bert et ses commerces, vers 1910
Nous connaissons tous Ordralfabétix. Toujours un poisson à la main, ce Gaulois un tantinet bougonnant et aux grandes tresses blondes sert tous les clients de son village, dont ses voisins Astérix et Obélix. Son commerce occupe le rez-de-chaussée de sa hutte, et présente de grands étals remplis de poissons, pas toujours très frais, au grand dam du druide Panoramix et du forgeron Cétautomatix. Le décor est planté pour des générations de lecteurs comme vous et moi, quitte à être convaincus que les petits magasins existaient dans les villages depuis une éternité. Sauf que la BD d’Uderzo et Goscinny ne correspond pas à la réalité.
Lorsque Vénissieux n’était encore qu’une commune campagnarde, aux 17e et 18e siècles, hormis des auberges l’on n’y trouvait absolument aucun petit commerce. Si nos prédécesseurs avaient besoin de chaussures, de vêtements, de pain ou du moindre objet de la vie quotidienne, ils faisaient venir chez eux ou se rendaient au domicile d’un maître artisan, et non chez un commerçant. Ces artisans foisonnaient alors, et ce depuis le Moyen Âge. Meuniers, maréchaux-ferrants, tailleurs d’habits, « cordouaniers », maçons-charpentiers, boulangers, bouchers, tisserands et j’en passe, ils fabriquaient pour vous dans leurs ateliers ce que vous désiriez. À condition de ne pas leur demander la lune. Pour des biens plus élaborés ou tout bêtement du sucre, du café ou des épices, il fallait s’en remettre aux marchands lyonnais, et faire le voyage jusqu’à la capitale des Gaules.
Claude Picard, le tout premier épicier
Mais vint un jour où, comme les Gaulois, les Vénissians résistèrent enfin à l’envahisseur lyonnais, et eurent leurs propres commerces. Ce grand progrès commença à la fin du 18e siècle, et apparemment grâce à un certain Claude Picard. L’histoire ne dit pas s’il avait les tresses blondes d’Ordralfabétix, ni s’il est un ancêtre de notre maire actuelle. Ce Picard-là était un néo-Vénissian, un migrant. Il naquit à Meyzieu en 1763, et s’y maria en 1783, à l’âge de 20 ans, avec une Vénissiane nommée Marie Thibaudon. Le jeune couple vécut d’abord à Meyzieu, puis se décida en 1794 ou 1795 à venir habiter à Vénissieux. Et c’est là que Claude Picard changea de profession. Les actes officiels qualifient notre homme de « cultivateur ». Et des champs, il en avait effectivement, comme presque tous les villageois de France. Sauf que son métier principal était tout autre : il était épicier, le premier connu dans l’histoire de notre commune.
Passons la porte de sa boutique, au Bourg, en 1805. Claude Picard nous y reçoit derrière sa « banque en sapin », faisant fonction de comptoir. Sur celle-ci trônent deux balances pour peser la marchandise qu’il va nous vendre, et un moulin à poivre. Tout autour se trouvent des sacs contenant 75 kilos de farine, 20 kilos de riz ou encore 3 kilos de millet, et surtout « dix-huit caisses en bois pour épicerie », renfermant les trésors du marchand : du genièvre, de l’amidon, du poivre, du « thé suisse », 4 kilos de sel, et tout un bric-à-brac allant des allumettes aux clous et aux épingles, en passant par la laine, la graisse et l’huile. Pour ces dernières, rien de bien sensationnel. En revanche le thé, le poivre et le riz ont été importés depuis des horizons lointains, et sont une totale nouveauté : avec cette épicerie de Claude Picard, les Vénissians trouvent à présent le monde à portée de leur main.
En 1901, 95 commerçants pour 3867 habitants !
Le pli est pris. Désormais, les petits commerces vont se répandre comme des feuilles mortes sur les trottoirs d’automne. Effectuons un saut d’un siècle, jusqu’en 1901. Vénissieux compte alors 3867 habitants. Et pas moins de 95 commerçants ! On les retrouve au Moulin-à-Vent, et surtout dans toutes les rues du Bourg, où ils arborent fièrement une enseigne en façade. Les 17 cafetiers, 11 charcutiers, 9 marchands d’œufs, 7 épiciers, 7 boulangers et 6 bouchers sont les plus nombreux – ils doivent se faire une rude concurrence ! Mais l’on compte aussi des buralistes, marchands de vin, laitières, mercières, coiffeurs, ainsi qu’un photographe, un pharmacien, un papetier, un marchand de volaille, trois autres de charbon et même, pour égayer vos jours, un parfumeur ainsi que 6 fleuristes, pas une de moins !
Entrons dans l’un de ces magasins, chez la mercière Marie-Thérèse Gourdouze. La dame, venue du département du Gard, tient boutique au 10, rue Paul-Bert, et habite dans une chambre à l’étage, juste au-dessus de son commerce. Celui-ci, inventorié par un notaire en 1907, regorge de marchandises en tous genres. Derrière la banque en noyer, et soigneusement rangés dans une foule de rayonnages, l’on ne trouve pas moins d’un kilomètre de tissus ! Les vêtements pullulent eux aussi, depuis les 18 tricots marins, les pantalons pour enfants, les 17 jupons « de diverses qualités », les 54 paires de chaussettes, les 40 paires de bas noirs, jusqu’aux tenues de bains, les unes pour hommes (12), les autres pour femmes (18), peut-être pour se baigner dans le Rhône. Madame Gourdouze vend aussi des chaussures, notamment des galoches à semelles de bois pour les pauvres, une centaine de pantoufles — pas toujours en bon état, comme ce « lot de pantoufles et chaussons dépareillés et défraîchis » —, des espadrilles ou, pour les dames et demoiselles ayant les moyens de se les offrir, des bottines à la mode, avec une procession d’œillets dorés pour passer les lacets. Toutes ces marchandises proviennent de fournisseurs lyonnais voire tourangeaux ou nîmois, et sont achetées à crédit par la commerçante, qui elle-même vend à crédit à ses clients vénissians, comme en témoigne son livre de comptes.
Voilà donc notre ville définitivement convertie au petit commerce. En revanche, il manque un magasin dans ce défilé des années 1900. Pas de poissonnier à l’horizon. Ordralfabétix est un peu en retard à la fête…
Sources : Archives du Rhône, 3 E 11493 et 37419, 6 M 478.
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