Un Français sur cinq est touché par un trouble psychique ou une maladie mentale. Pourtant, le sujet reste tabou. Cette stigmatisation, combinée à un manque criant de moyens humains et financiers, limite l’accès aux soins. Un constat inquiétant, alors que le gouvernement vient d’ériger la santé mentale en « grande cause » nationale.
La santé mentale est devenue un enjeu majeur de santé publique. Les Français vont mal, et les chiffres le montrent : plus d’un quart consomme des anxiolytiques, des antidépresseurs, des somnifères et autres médicaments psychotropes d’après des données EPI-PHARE. Depuis la crise sanitaire, d’autres chiffres attestent de ce mal-être : la maladie mentale et les troubles psychiques touchent près de 20% de la population, et parmi les 18-24 ans, 20,8 % étaient concernés par la dépression en 2021, contre 11,7 % en 2017.
Plusieurs actions ont été menées pour lutter contre ce phénomène : les Assises de la psychiatrie en 2021, des programmes de premiers secours en santé mentale, la mise en place d’une ligne de prévention du suicide ou encore le lancement des dispositifs Mon soutien psy et Santé psy étudiant. Pourtant, la situation continue d’être alarmante. Face à ce constat, le Premier ministre, Michel Barnier, a érigé la santé mentale en « grande cause » de l’année 2025. L’objectif du gouvernement est de démystifier le sujet, développer la prévention et le repérage précoce, améliorer l’accès aux soins partout en France, et accompagner les personnes concernées.
Cette annonce est loin de satisfaire le collectif Printemps pour la psychiatrie, pour qui « la santé mentale est devenue un fourre-tout où se mêlent le marché du bien-être, les grandes souffrances psychiatriques, les difficultés d’adaptation au monde contemporain, les dispositifs et institutions de soins, ainsi que le marché de la e-santé mentale ».
Vénissieux, un territoire complexe
Dans les zones précaires, la situation est critique depuis des années. Ainsi à Vénissieux, les besoins en santé mentale sont patents. « Nous sommes sur un territoire complexe. Il y a un cumul de difficultés, des comorbidités sociales, entre troubles psychiatriques et psychiques. La précarité est un facteur défavorisant qui entraîne de nombreuses difficultés majeures », estime la psychiatre Élodie Rheims, cheffe de pôle du G27, le service qui couvre Vénissieux, au centre hospitalier Saint-Jean-de-Dieu.
La prévalence des troubles psychiques chez les populations précaires est déjà bien établie. Une étude estime à 30 % le nombre de personnes précaires touchées par des troubles psychiatriques sévères comme la schizophrénie ou la bipolarité. D’autres données internationales vont jusqu’à indiquer que cette proportion pourrait s’élever à plus de 75 % si l’on inclut des troubles comme la dépression, l’anxiété ou le trouble de stress post-traumatique. Ces personnes, qui ont des vulnérabilités sociales et psychiques, des problèmes somatiques et des situations administratives complexes, rencontrent également de multiples obstacles pour accéder aux soins et aux dispositifs sociaux dont elles ont besoin. « Nous voulons prendre en charge les patients le plus tôt possible, mais les pathologies et les contextes sont de plus en plus complexes. Les patients arrivent en soins dans un état de dégradation avancé. C’est une situation que nous aurions pu gérer plus tôt, mais nous n’avons pas les moyens de le faire », déplore le docteur Élodie Rheims.
La psychiatrie publique dépassée
Les raisons de ces dépistages tardifs s’expliquent par le manque de moyens financiers et humains dans la psychiatrie publique. Celle-ci est saturée, avec un nombre insuffisant de professionnels et de places disponibles dans les structures. Les listes d’attente s’allongent, et les habitants tendent à renoncer aux soins. « La politique de santé s’oriente vers une gestion de crise, affirme Sandra Werck, syndicaliste à la CGT et infirmière à Winnicott, le centre médico-psychologique pour enfants, situé à Vénissieux. Il faut être en crise pour obtenir un lit à l’hôpital. Tant que les gens ne font pas de bruit, le gouvernement estime qu’il n’y a pas de problème. »
La municipalité soutient les professionnels et les personnes en souffrance en faisant de la santé mentale une priorité dans le Contrat local de santé signé en 2022. Trois axes sont ciblés : soutenir les aidants, renforcer les liens entre jeunes et seniors pour briser l’isolement, et promouvoir la santé mentale des jeunes avec des rencontres de pair à pair. « Le but est d’ouvrir le dialogue et de déconstruire les préjugés. Pour l’instant, nous ciblons les collégiens et les lycéens », explique Adeline Goudey, coordinatrice du Contrat local de santé à Vénissieux.
Depuis peu, un psychologue a rejoint la municipalité pour renforcer le volet santé mentale. « Il intervient auprès de divers services, comme l’Atelier santé ville ou le café des parents, apportant un autre regard sur les situations », précise Nathalie Dussurgey, responsable de la santé à la direction santé et hygiène publique de la Ville. En 2025, une médiatrice santé rejoindra également les équipes pour sensibiliser à l’accès aux droits et à la santé mentale.
Sous pressions : une jeunesse en détresse
L’état de santé mentale des jeunes inquiète. Avec la hausse des troubles comme l’anxiété et la dépression, les structures locales cherchent à intensifier le repérage précoce.
Les pensées suicidaires touchent de plus en plus de jeunes. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le suicide serait même la troisième cause de mortalité chez les jeunes entre 15 et 29 ans. Les causes de ce mal-être sont multiples, mais la crise sanitaire a accentué la situation : dépression, difficultés à aller en cours, anxiété, déscolarisation, consommation de substances toxiques, etc. « Le Covid n’a rien créé, mais a révélé des difficultés déjà présentes, estime Bruno Bonnard, cadre de santé et de proximité à Vénissieux, au Centre de soins ambulatoire, Centre d’accueil psychothérapique de crise et au centre PEP. Il y a eu de nombreuses décompensations, le tissu social a disparu. Les jeunes ont évolué dans un contexte psychique très complexe. »
La Mission locale de Vénissieux constate également cette détresse. Elle accompagne quotidiennement des personnes de 16 à 25 ans dans leurs démarches de logement, d’emploi ou de santé. Pour Loreline L’anthoën, directrice de la structure, les jeunes ont perdu leurs illusions : « Ils ne s’autorisent plus à rêver, leur vie manque de sens. » Elle estime que pour beaucoup, consulter un psychiatre ou un psychologue reste stigmatisant. « Il y a aussi la question culturelle. Dans certaines traditions, on cache les personnes qui ont des problèmes de santé mentale, comme on cache celles en situation de handicap. C’est le cas dans de nombreuses familles à Vénissieux. »
Depuis 2022, un psychologue est présent au sein de la Mission locale pour accompagner les jeunes qui en ressentent le besoin. « C’est un point d’écoute, une permanence psychologique, je ne fais pas de soins, explique David Fraschini, psychologue. Les jeunes sont souvent orientés par leurs conseillers. » Il observe chez eux une grande fragilité et une perte de confiance : « Je trouve qu’ils dissimulent leur mal-être. Leur construction personnelle est très fragile, et il y a une perte de confiance. Ils réalisent qu’on peut être en guerre, qu’on peut mourir d’une épidémie ou d’un attentat… et cela nourrit un sentiment d’insécurité : rien n’est fiable. » Parmi les problématiques rencontrées, il remarque une anxiété sociale, qui se manifeste dès le collège et qui peut mener au décrochage scolaire, des personnes sont également victimes de violences psychologiques subies dans la famille ou le couple.
Les petits sont également concernés
Chez les enfants, la situation est tout aussi préoccupante. Le centre médico-psychologique Winnicott de Vénissieux, qui prend en charge les enfants de 0 à 11 ans, est proche de la saturation, selon Sandra Werck, infirmière et syndicaliste à la CGT. Pour les cas urgents, un rendez-vous peut être trouvé dans le mois. « Pour le reste, on priorise. Nous avons des listes d’attente, on module, on s’adapte, et cela peut nous faire passer à côté de situations graves », estime la syndicaliste. À Vénissieux, l’infirmière répertorie différents types de problématiques : « Nous avons des cas d’autisme, d’hyperactivité, de troubles du neurodéveloppement. Certains enfants sont également victimes de maltraitance, de traumatismes comme l’inceste, ou souffrent de dépression, ce qui se manifeste par de l’agitation et de l’agressivité. »
Pourtant, cette tranche d’âge est essentielle pour assurer un dépistage précoce des troubles ou des pathologies. En réponse aux demandes de différents acteurs du territoire, la Ville a créé un Point accueil écoute famille. Ce dispositif gratuit, anonyme et confidentiel propose un soutien psychologique aux femmes enceintes, aux familles et aux enfants de la naissance à 11 ans pour les aider dans leurs problématiques éducatives, relationnelles, d’isolement ou de mal-être.
Les évolutions de la prise en charge
En 100 ans, la prise en charge des patients a énormément changé dans le domaine de la psychiatrie. Les personnes sont aujourd’hui considérées comme des citoyens à part entière, les patients peuvent évoluer en milieu ordinaire, participant ainsi à la vie de la cité. D’après les spécialistes, cela présente de nombreux avantages. Les patients peuvent maintenir des liens avec leur tissu familial et social, réduisant ainsi la stigmatisation liée aux soins. « On les accompagne au plus près du quotidien, explique Élodie Rheims, psychiatre et cheffe de pôle du G27. C’est un suivi qui vise à les rendre aussi autonomes que possible en les aidant dans leur vie quotidienne, que ce soit pour faire les courses, payer les factures, etc.»
L’hôpital dispose de plusieurs structures sur le territoire pour assurer une couverture complète des patients, en misant sur le travail partenarial, jugé « essentiel ». « Nous collaborons étroitement avec des structures locales, comme les centres sociaux, explique la psychiatre. Nous intégrons les patients dans le droit commun et organisons des rencontres régulières, notamment avec le CCAS et les bailleurs, afin de faciliter l’accès aux soins et de déterminer les moyens nécessaires. »
Le Conseil local de santé mentale (CLSM) a également été créé dans ce but. Sa coordinatrice, Salomé Cassé, explique : « Nous souhaitons impliquer divers membres de la communauté : représentants de patients, élus, agents municipaux, structures engagées dans la santé mentale etc. Notre objectif est de trouver des solutions pour équiper les professionnels de première ligne en mettant en commun nos connaissances et nos ressources ». Ce conseil local propose aussi des formations gratuites aux premiers secours pour apporter un soutien aux personnes traversant une crise. Une session gratuite est prévue les 14 et 15 novembre prochains à Vénissieux, à la Maison du projet (renseignements : clsm.st-fons-venissieux@arhm.fr ou 06 68 45 91 69).
Psychiatrie : le parent pauvre de la médecine
Depuis de nombreuses années, la psychiatrie souffre d’un manque de moyens humains et financiers, entraînant de fortes inégalités, notamment dans l’accès aux soins.
C’est une crise qui ne cesse de s’aggraver. Il est estimé qu’en France, 48 % des postes de praticiens sont vacants à l’hôpital. « Il y a une vraie problématique avec un manque de médecins traitants, de spécialistes, mais la situation est encore pire pour la psychiatrie et les urgences, constate la psychiatre Élodie Rheims, cheffe de pôle du G27, le service qui couvre Vénissieux, au centre hospitalier Saint-Jean-de-Dieu. Dans notre établissement de santé, nous avons 30 à 40 % de postes vacants et cela fait cinq ans que mon service n’a pas eu d’effectif plein. Au sein du centre médico-psychologique de Vénissieux, nous devrions avoir l’équivalent de 2,8 temps pleins en psychiatres, nous n’en avons que 1,8 actuellement. »
Cette pénurie a plusieurs causes. Le nombre de patients a explosé : il y a 25 ans, 1,1 million de personnes étaient suivies, contre 2,5 millions aujourd’hui, d’après le syndicat des psychiatres des hôpitaux. Michèle Picard, maire de Vénissieux, alertait sur les difficultés financières des établissements de santé psychiatrique il y a quelques mois : « Les centres médico-psychologiques manquent de moyens, de psychiatres, de professionnels, à Vénissieux comme ailleurs, alors que les crises diffusent un climat anxiogène chez de plus en plus de personnes, notamment les jeunes. »
« On se bat pour les mêmes droits »
Du côté de l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu, la situation est particulière. Le centre hospitalier est un établissement de santé privé d’intérêt collectif (ESPIC), géré par une personne morale de droit privé, mais financé de la même façon que les hôpitaux publics. Cependant, ses médecins n’ont pas bénéficié des revalorisations salariales du Ségur de la santé.« On se bat pour les mêmes droits et la même prise en charge que les établissements publics, explique la psychiatre. C’est un vrai choix de travailler ici, nous sommes des équipes engagées, mais nous ne sommes plus en mesure de gérer cette situation. »
« Nous avons les mêmes missions que les hôpitaux publics, mais recevons moins de dotations. Le marché de l’emploi est tendu et les professionnels de santé vont se diriger vers des salaires plus attractifs », ajoute Sandra Werck, syndicaliste à la CGT et infirmière à Winnicott, le centre médico-psychologique pour enfants situé à Vénissieux. Elle craint un passage dans le secteur privé pour l’établissement de santé : « Nous avons un très gros déficit. Nous existons encore, mais jusqu’à quand ? J’ai peur que les médecins partent, et là, je ne sais pas comment nous pourrons nous en sortir. »
De nombreuses structures à Vénissieux
L’hôpital Saint-Jean-de-Dieu, offre divers services pour tous les âges à Vénissieux. Trois établissements sous un même toit : le Centre de soins ambulatoires, le centre PEP pour les premiers épisodes psychotiques (18-35 ans), et le Centre d’accueil psychothérapeutique de crise pour les personnes confrontées à une situation difficile, comme un décès dans la famille, une perte d’emploi, une séparation ou tout événement marquant nécessitant un soutien. Les techniques thérapeutiques incluent des repas thérapeutiques et des ateliers d’expression artistique. Une nouvelle plateforme nommée Océanid, a aussi été lancée et permet aux psychiatres de conseiller et d’accompagner des médecins généralistes pour mieux orienter leurs patients.
Deux centres pour enfants et jeunes sont également liés à Saint-Jean-de-Dieu : Winnicott, pour les enfants jusqu’à 11 ans, et le CEMADO, à Vénissieux, pour les adolescents en crise (11-18 ans). L’IEJA, un institut pour les jeunes de 12 à 25 ans est aussi présent. Ce dernier est soutenu par divers centres hospitaliers du secteur, dont Saint-Jean-de-Dieu. Par ailleurs, Plusieurs points d’écoute sont également disponibles dans la ville : le Point écoute adulte, le Point accueil écoute jeunes et le Point accueil écoute famille.