C’est un coin de paradis. L’on y accède par de petites rues qui, délaissant les immeubles du centre-ville puis traversant quelques lots de coquettes maisons, se muent bientôt en un chemin parcourant le fond de la vallée du Turia, un fleuve se jetant dans la Méditerranée, à deux pas de Valence. La Masia, voici le nom de ce jardin d’Eden. En espagnol, il veut dire le mas, la petite ferme. C’est là que Luté vient tous les jours, pour s’occuper de ses orangers. Il les taille, les irrigue à l’aide de l’eau puisée par une éolienne plus haute que le toit de sa maison, et, bien sûr, en récolte les oranges à longueur d’hiver et de printemps. Les fruits partent pour le marché de Manises, tous les jours ou presque. Sauf ceux que Luté nous permet de cueillir. Et de manger aussitôt. Una delicia, de verdad. Rien que pour eux, vous ne regrettez pas les 1000 kilomètres de voyage en voiture, depuis Vénissieux jusqu’à cette commune du sud-est de l’Espagne. Vénissieux ? Luté connait, et même très bien. Dans les années 1960, il a vécu un temps à Saint-Priest, et a travaillé à l’usine Berliet (Renault Trucks aujourd’hui). Mais la nostalgie du pays a été plus forte, qui l’a fait revenir en Espagne, à Manises, où habitait sa mère.
Des liens centenaires
Les liens entre Vénissieux et l’Espagne remontent à plus de 100 ans. C’est en effet au début du XXe siècle que les compatriotes du Cid et de Don Quichotte commencent à s’implanter dans notre ville, pour beaucoup pendant la Première Guerre mondiale. La preuve, alors que le recensement de 1891 n’en cite absolument aucun, dans celui de 1921 ils pullulent littéralement : rien que dans la rue Carnot, les Allonzo, Garcia, Gomez ou Gimenez et leurs familles, totalisent 63 personnes, pour la plupart originaires de Murcia et de Carthagène. Et tous les pères sont ouvriers, notamment à la Verrerie et à l’usine des Electrodes – sauf Fulgencio Hernandez qui, lui, est marchand de primeurs.
Ces migrants forment très vite une communauté reconnue par les élus vénissians, puisqu’en mai 1931, quelques jours après l’instauration de la république en Espagne, le conseil municipal de notre ville « s’associe sans réserve aux manifestations enthousiastes de la Colonie Espagnole de Vénissieux ». Cinq ans plus tard, en 1936, le général Franco et ses troupes entament une guerre civile contre le gouvernement républicain. À nouveau, le conseil municipal proclame sa solidarité envers les démocrates espagnols : il « envoie aux vaillants lutteurs républicains espagnols, son salut fraternel, [et] s’engage à les soutenir par tous les moyens dans la lutte qu’ils soutiennent contre les forces de réaction qui essaient de leur imposer un régime fasciste ». L’on connaît la suite : en 1939 Franco gagne la guerre civile, et règne d’une main de fer sur l’Espagne, jusqu’en 1975. Dès lors, des centaines de milliers de migrants franchissent les Pyrénées, les uns poussés par des motifs économiques, et beaucoup pour fuir la dictature franquiste.
Rendez-vous à la « barraca »
Tel est le cas de José Agustin. Né en 1922 à Mahora, un village de la Mancha, l’homme est de gauche, anarchiste même. A peine âgé de 16 ans, il combat dans les rangs républicains pendant la guerre civile, ce qui lui vaut deux ans de prison dans la sinistre forteresse de Chinchilla. Libéré, il part dans les années 1940 s’établir à Valence. Mais en 1957, il se résout à quitter l’Espagne avec femme et enfants, et trouve emploi et logement à Vénissieux. Bien d’autres font de même, au point que le quartier du Charréard et ses immeubles neufs, deviennent une greffe ibérique en terre vénissiane.
Dans les années 1960, ces migrants se retrouvent entre eux les dimanches. Ainsi les anarchistes, nous raconte l’un des fils de José Agustin, fréquentent-ils la « barraca », un bâtiment délaissé situé au fond d’une ruelle du Bourg. Puis en 1971, ces groupes fusionnent et donnent naissance au Foyer Culturel et Récréatif Espagnol, dont José devient l’un des premiers présidents. Apolitique, le Foyer ne perd aucune occasion pour réunir ses membres et faire la fête : repas, danses, concerts, jeux de cartes, réveillons de la Saint-Sylvestre, rassemblent à chaque fois des centaines de personnes de tous âges.
Un traité de jumelage en 1989
Et c’est le Foyer qui est à l’origine du rapprochement avec Manises. En février 1985, constatant qu’il a « été à l’initiative de plusieurs échanges avec l’Espagne et en particulier avec la ville de Manises », le maire Marcel Houël et son conseil municipal décident de jumeler les deux villes. Le traité de jumelage suivra quatre ans plus tard, le 6 avril 1989. Située dans la banlieue ouest de Valence, à la fois urbaine et agricole, Manises est alors peuplée de 25 000 habitants et accueille notamment l’aéroport international de Valence. Mais, outre ses oranges, elle est surtout connue pour sa céramique. Depuis le Moyen Age, ses habitants excellent en effet dans la réalisation de vaisselle en terre cuite et de carreaux décoratifs magnifiques, au point de disposer d’une école de céramistes célèbre dans toute l’Espagne, et aussi d’un superbe musée.
Le mouvement est lancé, qui verra pendant des années Vénissieux et Manises multiplier les visites de délégations, et des projets « dans les domaines de l’éducation, des vacances d’adolescents, de la petite enfance, de la culture, du sport ». La grande fête valencienne des « Fallas », en mars de chaque année et extrêmement populaire, est encore l’occasion de multiples voyages, d’autant plus que Manises ne se trouve qu’à quelques stations de métro du centre de Valence. La terre cuite tient enfin une grande place dans ces échanges. Car tous les deux ans, notre ville jumelle organise un concours international de céramique, auquel se rendent des élus vénissians, afin de remettre le prix de la Ville de Vénissieux. Ce prix fera à nouveau un heureux lauréat, lors de la XVIe édition de la Biennale, en 2024.
Sources : Archives du Rhône, 6 M 402 et 595. Archives de Vénissieux, délibérations municipales, 1931-2019. Entretiens avec Luté, et avec José († 2016) et Gus Agustin.