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Les laboureurs, ces seigneurs de la terre

Éminemment rural, le Vénissieux de l’Ancien Régime était peuplé de centaines de paysans. Qui n’étaient pas tous pauvres, tant s’en faut.

« La leçon de labourage » (tableau de 1798) de François-André Vincent – Photo D.R.

Éminemment rural, le Vénissieux de l’Ancien Régime était peuplé de centaines de paysans. Qui n’étaient pas tous pauvres, tant s’en faut.

Claude Serre avance dans son champ, en tenant fermement le manche de son araire — l’ancêtre d’une charrue. Son sillon doit être bien droit, il en va du succès du labour, et donc de la future moisson. Devant lui marche son fils Jean, qui guide les bœufs du mieux qu’il peut. Claude Serre le houspille presque à chaque pas : « Pas si vite ! » ; « Allez, avance ! » ; « Plus à droite ! Non, pas tant ! ». Dame, c’est que le petit fatigue. Voilà des heures que lui et son père vont et viennent sur leurs parcelles de Parilly. Pourtant, Serre dispose de plusieurs domestiques agricoles, comme Claude Gonnet, son maître valet, qui auraient très bien pu leur prêter main-forte. Mais pour le labour, il n’en est point question. Ce travail-ci revient au maître des lieux. C’est même sa fierté, qui lui vaut de se parer du titre de « laboureur ». « Honnête Claude Serre, laboureur de Vénissieux » : c’est ainsi que nos concitoyens du temps du roi Louis XVI, tout comme le notaire et même le curé, appellent ce monsieur. Ce titre fait de lui l’un des membres de l’élite villageoise, situé au-dessus des « travailleurs », des paysans moyens forcés de retourner leurs terres avec de simples bêches, et le place encore plus au-dessus des « journaliers », cette masse de petits paysans n’ayant que leurs bras pour survivre, et qui s’emploient à la journée comme ouvriers agricoles.

Un vrai châtelain !
Car il est vrai que Claude Serre est riche. Il possède sa belle ferme de Parilly, étendue sur au moins une dizaine d’hectares, mais en a aussi une deuxième à Genas, une troisième à Manissieux, un hameau de Saint-Priest, et même une quatrième à Quincieu, sur la commune de Saint-Laurent-de-Mure. Un vrai châtelain ! Il les fait toutes cultiver par ses domestiques agricoles, qu’il va visiter de temps en temps pour s’assurer que tout va bien, et pour distribuer ses ordres. Chez lui, l’on fait essentiellement pousser des céréales — du froment, du seigle, de l’orge —,
récoltés par centaines de bichets, et qui partent alimenter les marchés du Dauphiné et bien évidemment de Lyon. Mais l’on cultive aussi quelques vignes, tandis que les prés permettent l’élevage du bétail. Ce bétail, qui fait si souvent défaut aux petits paysans vénissians, Serre en détient toute une procession : 5 mules, 3 chevaux, 17 bœufs, 8 vaches, et pas moins de 172 moutons !
Nous sommes donc, avec lui, bien loin du journalier ou même du travailleur, récoltant sur leurs deux ou trois hectares de terre à peine de quoi faire subsister leur famille pendant quelques mois de l’année. Des laboureurs comme lui, il s’en trouve d’autres dans le Vénissieux du XVIIIe siècle. Ainsi les Barioz, les Quinon, les Rochon, les Chanoz, les Comte, les Chosson, les Baladon ou encore les Gadot. Ils forment une minorité des habitants, quelques dizaines de familles tout au plus, alors même qu’au sortir du Moyen Âge, leur catégorie sociale était bien plus étoffée et constituait même la principale du village.

Pas de luxe ostentatoire
Mais les guerres de religion sont passées par là qui, en opposant les catholiques aux protestants entre 1562 et 1598, ont semé un cortège de dévastations, de pestes et de famines, et provoqué un appauvrissement général de la population. Tel ce Jehan Vivian, laboureur à Vénissieux, forcé d’emprunter en 1592 14 écus d’or à un certain Claude de Combis, afin de subvenir à ses besoins essentiels. Résultat, la catégorie des laboureurs a fondu comme neige au soleil, tandis que le nombre de journaliers explosait.
Mais ce temps-là est révolu. Au XVIIIe siècle, les laboureurs profitent du retour à la prospérité et s’enrichissent comme jamais. Voyez les biens possédés par Claude Serre : en 1800, ses seuls meubles, outils, têtes de bétail et stocks de céréales sont estimés à 13 954 francs, une fortune digne de celle d’un bourgeois ! À titre de comparaison, un paysan moyen ne détient alors que 400-600 francs, et un journalier à peine une centaine… Voyez aussi ce que leurs femmes leur apportent en dot, au moment de leur mariage. En 1778, le laboureur Jean Comte reçoit ainsi de son épouse Louise Poulet pas moins de 1 200 livres en argent, plus tout un lot de beaux linges et de jolis habits évalués à 444 livres. Inutile de vous dire que ces gens-là se marient souvent entre eux. Comme en 1774, « le sixième septembre », qui voit convoler le laboureur Jacques Chosson avec Anne Gadot, une fille de laboureur, tous de Vénissieux. Claude Serre quant à lui, passe la bague au doigt en novembre 1777 à Gabrielle Barioz, fille du laboureur Pierre Barioz, ce qui, évidemment, ne fait que renforcer sa suprématie au village.
Pourtant, si notable qu’il soit, cet homme vit dans un intérieur à mille lieues d’un château. Certes, sa ferme de Parilly respire l’opulence, avec son défilé de bâtiments signant une agriculture moderne : deux écuries, un cellier, des greniers, un hangar, des fenils et une bergerie, tous ordonnés autour d’une cour centrale. Mais sa maison d’habitation s’avère assez quelconque, puisqu’elle ne compte que trois pièces, dont une grande cuisine faisant aussi office de chambre parentale, et une chambre pour les enfants. De même, c’est à peine si ses meubles sortent de l’ordinaire. Seuls un lit monumental, de la vaisselle en faïence, voire « un mauvais tableau » et « une vieille alebarde avec son manche en bois »,
trahissent l’aisance du maître des lieux. Mais il préfère visiblement investir son argent dans ses fermes plutôt que dans le luxe ostentatoire. C’est cet univers que quitte notre seigneur de la terre, lorsqu’il décède à l’hôpital de Lyon le 3 novembre 1800. Les laboureurs vénissians quant à eux, requalifiés en « propriétaires » à la faveur de la Révolution, poursuivirent leur histoire pendant encore longtemps. L’un des cultivateurs actuels des Grandes-Terres n’est-il pas un Barioz ?

Sources : Archives de Vénissieux, GG 7. Archives du Rhône,
3 E 11 461, 11 465 et 11 488.

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