Ils étaient trois petits cochons. Le premier, toujours pressé, construisit une maison de paille. Le deuxième, un peu plus dégourdi, opta pour une maison de bois. Quant au troisième, il ne se fia qu’à de solides murs de briques et à un toit de tuiles. Puis vint le loup, avide de croquer ces gaillards. Il souffla, souffla, et abattit d’un coup la maison de paille, puis celle de bois. Nos deux petits cochons, désormais à portée des dents de la bête, ne durent leur salut qu’à la maison de briques et de tuiles du troisième, laquelle résista vaillamment aux assauts du loup. Les Vénissians d’autrefois n’avaient évidemment pas vu le dessin animé de Walt Disney racontant cette histoire, issue d’un bien vieux conte. Mais ils n’en couvraient pas moins systématiquement leurs maisons de solides toits de tuiles. Chez nous, donc, point de chaumières aux toits seulement faits avec de la paille de seigle ! La preuve, en 1787 le maçon Pierre Debas pose chez son client François Poulet, aubergiste au Moulin-à-Vent, pas moins de 2000 tuiles creuses, et 52 grandes tuiles pour le faîtage. Ainsi sera-t-il bien protégé contre les assauts du vent, de la pluie, et surtout contre le risque d’incendie, que redoutaient par-dessus tout les gens d’Ancien Régime.
Le tuilier feyzinois
Pendant longtemps, ces tuiles ne furent pas produites dans notre commune. Elles étaient achetées à deux pas de là, à Feyzin, où travaillaient plusieurs tuiliers. Tel maître Claude Cognat, qui en 1769 livre à la demoiselle Buisson 4800 grandes tuiles moyennant 158 Livres, plus 2600 petites tuiles à 21 Livres le millier – soit pour un coût total équivalant à un an de salaire d’un ouvrier agricole. L’établissement de ces tuiliers ressemblait à une petite usine. Voyez la tuilerie – les archives l’appellent « la thuilière » -, que possédait en 1749 le Feyzinois Pierre Cristophle. Elle se composait d’un énorme four apte à cuire d’un coup plusieurs milliers de tuiles, et d’un hangar sous lequel l’artisan et ses ouvriers façonnaient ces objets de terre et les faisaient sécher avant cuisson. Le four consommait évidemment des quantités invraisemblables de bois, au point que maître Cristophle en détenait environ 20 charretées, outre 250 fagots destinés à allumer le feu. L’on trouvait également sous son hangar, toute la panoplie de la production de la « thuilière » : 7000 tuiles creuses, 700 petits carreaux probablement destinés à carreler des sols de cuisines, 200 carreaux de chambre, et enfin 2000 petites briques, vouées à se muer en cheminées. Les Vénissians n’étaient pas les seuls clients de ce tuilier feyzinois. La preuve, la liste des sommes qui lui étaient dues fait aussi bien ressortir des gens de chez nous, comme Pierre Dagot ou Antoine Pupier, que des habitants de Solaize, de Sérézin-du-Rhône, de Mions, de Communay, ou encore l’église de Simandres (au sud de Saint-Symphorien-d’Ozon), et même les prêtres d’un couvent de Sainte-Colombe-de-Vienne, à près de 20 kilomètres de distance.
Pas moins de onze tuiliers à vénissieux en 1836
Pareils débouchés finissent par attirer les Vénissians. Après tout, notre village ne possède-t-il pas lui aussi des ressources en argile ? Dès 1820, la municipalité autorise ainsi Pierre Richerand à extraire de la terre « bonne à fabriquer de la tuile » sur les terrains communaux. Ne dispose-t-on pas aussi de taillis pouvant fournir du bois de chauffe ? Et surtout, Vénissieux est, tout comme Feyzin, implantée au bord du Rhône, sur lequel l’on peut facilement exporter de lourdes cargaisons chargées sur des bateaux ; elle bénéficie même d’un port, dans son hameau de Saint-Fons. Et donc petit à petit, l’on voit apparaître des tuiliers dans notre commune, attirés comme des papillons par la lumière. Tel Sébastien Cognat, venu de Loire-sur-Rhône, en aval de Givors, et attesté comme maître tuilier dans notre ville en 1826. Ou tel Claude Christophle, arrivé de Feyzin entre 1814 et 1834. L’attrait des fabricants de tuiles pour Vénissieux est si fort que le recensement de 1836 en cite pas moins de onze, auxquels s’ajoutent douze ouvriers. Pas mal, pour une commune de seulement 3021 habitants ! Tous sont implantés dans le même secteur de la commune : à Saint-Fons, à deux pas du Rhône et de son port. Le plan cadastral dressé en 1831 nous montre leurs vastes établissements, avec d’un côté de la parcelle la maison adossée à son hangar, et de l’autre le four. « Tuilerie Faugier », « Tuilerie Bionne », « Tuilerie Sambet », annonce fièrement le document. Un avantage du lieu consiste dans le fait qu’il se situe loin de toute habitation, ce qui limite les nuisances et avant tout les risques de propagation d’un incendie.
Il en allait de même à Paris, où les tuileries alimentant la capitale étaient implantées sur les bords de la Seine, dans les champs situés en aval du Louvre. Jusqu’à ce que la reine Catherine de Médicis se décide à construire ici un palais, en 1564. L’on rasa donc les fabriques de tuiles, mais le palais en prit le nom : les Tuileries. Moralité, comme pour les trois petits cochons les tuiles n’étaient pas forcément synonymes de malheur. Il en fut de même à Vénissieux, puisque les tuileries des années 1830 constituèrent le premier développement industriel dans l’histoire de notre ville. Ces prémices allaient très vite entraîner quelques années plus tard l’implantation au même endroit de grandes usines chimiques, et ainsi tracer l’avenir de cette partie de la vallée du Rhône.
Sources : Archives du Rhône, 3 E 2120, 3 E 11450 à 11495. Archives de Vénissieux, recensements de 1836 et 1856, État civil de 1814 à 1843, et plan cadastral de 1831.