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Les seigneurs du fleuve

Au XIXe siècle, Vénissieux compta des mariniers parmi sa population, et accueillit même un port ! Voyage vers un passé complètement oublié.

Alexandre Dubuisson, Le halage sur le Rhône, 1831. Musée des Beaux-Arts de Lyon.

Les chevaux s’arc-boutent sous l’effort, tandis que leurs cavaliers les frappent à coups de fouet pour les stimuler davantage. La corde se tend, sort de l’eau, devient si raide que l’on pourrait à coup sûr marcher sur elle comme un funambule sur son câble. Combien sont-ils à tirer ainsi de toutes leurs forces ? Douze, quatorze, peut-être même une vingtaine, impossible à dire tant la file se perd au loin. Pas après pas, les bêtes avancent sur le chemin de halage, permettant au lourd convoi de bateaux de poursuivre sa « remonte » du Rhône.

Alexandre Dubuisson, un peintre lyonnais, a immortalisé cette lutte contre le courant du fleuve en 1843, faisant de son tableau l’un des plus célèbres du Musée des Beaux-Arts de Lyon. L’œuvre, que l’on imagine avoir été peinte quelque part entre Donzère et Vienne, aurait tout aussi bien pu avoir pour cadre… Vénissieux ! Car, avant que Saint-Fons soit détachée de notre ville pour devenir une commune à part entière – c’était en 1888 -, Vénissieux s’étendait à l’ouest jusqu’aux rives du Rhône, et comptait même des mariniers parmi sa population. La preuve, le recensement de 1836 en liste quatre : Pierre Bertrand, alors âgé de 45 ans ; Antoine Bernard, 36 ans ; Pierre Myon, 40 ans ; et André Michel, 49 ans. Ainsi, Vénissieux s’avérait une commune batelière, au même titre que Seyssel, Lyon, Vernaison, Givors, Serrières, Avignon, Arles et bien d’autres encore, qui toutes ensemble formaient une constellation de ports s’étendant des abords de la Suisse jusqu’aux portes de la Méditerranée.

14 jours de remontée en re Avignon et Vénissieux

Ceci dit, contrairement à bien d’autres cités des bords du Rhône, la vocation batelière vénissiane ne remontait pas à Mathusalem, mais seulement semble-t-il au début du XIXe siècle. Confirmation nous en est donnée par l’origine des personnages cités en 1836. Ces « voituriers par eau », comme les appellent aussi les textes, sont en effet tous des néo-Vénissians. Pierre Myon et Antoine Bernard arrivent tout droit de Vernaison, tandis que Pierre Bertrand s’avère être un Givordin de naissance. Ils se sont installés à Vénissieux dans les années 1820, à l’occasion de leurs mariages, et n’en sont plus repartis, élisant domicile à Saint-Fons pour les uns, et au Moulin-à-Vent pour les autres.

Quant à leurs bateaux, ils s’amarraient au port situé à côté du hameau de Saint-Fons, que les Vénissians appelaient le « port de Pierre-Bénite » et que longeait le chemin de halage. Ils s’alignaient là, fièrement, sur les eaux du Rhône et de l’un de ses bras. Et n’allez pas imaginer de simples barques comme celles du lac de la Tête d’Or ! Appelés « seysselandes » ou « savoyardes » pour la plupart, ces bateaux mesuraient dans les 20 à 30 mètres de long pour 4 à 7 mètres de large, et étaient capables d’embarquer 40 à 180 tonnes de marchandises. De vrais convois exceptionnels ! Ils étaient manœuvrés à la descente par de grandes rames situées à l’arrière et à l’avant, et se laissaient porter par le courant. Trois jours seulement suffisaient pour aller de Vénissieux à Avignon. Par contre la remontée, à la force des chevaux, nécessitait 11 à 14 jours. Dans un sens comme dans l’autre, le voyage réclamait une attention de tous les instants. Il fallait se jouer du courant, viser tantôt la rive gauche – « l’Empi », comme la nommaient les mariniers -, tantôt la rive droite – « le Riaume ». Ne pas se perdre dans le dédale des bras morts, se méfier des bancs de galets prompts à vous échouer, mais aussi des crues soudaines, voire des blocs de glace parfois charriés en hiver jusque dans le lit majeur. La navigation imposait donc une parfaite connaissance du Rhône, et faisait des bateliers des « seigneurs du fleuve », pour reprendre le titre du beau roman que Bernard Clavel leur a consacré.

250 000 tonnes de marchandises et 80 000 voyageurs par an

Sur leurs bateaux, les mariniers vénissians embarquaient des voyageurs, mais aussi et surtout des marchandises extrêmement variées : les tuiles et la chaux produites en bord de Rhône par les nombreux ateliers vénissians, la pierre de taille de nos carrières souterraines, du blé, du vin, et peut-être aussi des produits chimiques, lorsque les premières usines vinrent s’implanter chez nous dans les années 1850. À la remonte, ils ramenaient du Sud du vin, du sel, de la soie, du coton, du charbon de la région de Saint-Étienne, soigneusement rangés sur le fond du bateau, ou empaquetés dans des ballots de tissu pour les marchandises les plus fragiles. Tous ces convois faisaient du Rhône l’un des axes majeurs du commerce en France, au point qu’au début du XIXe siècle, pas moins de 4000 bateaux descendaient le fleuve chaque année, en emportant 250.000 tonnes de marchandises et 80.000 voyageurs.

Pourtant, malgré leur rôle fondamental dans l’économie d’antan, les mariniers ne roulaient pas sur l’or. La preuve, lors de son mariage en 1824 avec la fille d’une aubergiste des bords du Rhône, le Vénissian Pierre Myon ne reçut de sa belle que 600 francs de dot, et son compère Pierre Bertrand 500 francs en 1825, soit des sommes égales à celles reçues par des artisans de village. Mais le pire restait encore à venir. En 1829, les premiers bateaux à vapeur s’invitèrent sur le cours du Rhône et, en ralliant Lyon à Beaucaire en seulement 14 heures, supplantèrent bientôt les seysselandes. Le coup de grâce fut donné en 1855, lorsque la ligne de chemin de fer Lyon-Avignon fut inaugurée. L’activité des mariniers de notre ville s’arrêta. Pierre Bertrand devint un simple journalier (ouvrier agricole), Antoine Bernard se reconvertit comme cultivateur, tandis qu’André Michel prit sa retraite dans sa maison du « chemin du Port aux Rivières ». Seul Pierre Myon poursuivit un temps son activité, jusqu’à son décès en 1866, à l’âge de 70 ans. Il fut le dernier marinier vénissian.

Sources : Archives de Vénissieux, recensements (1836-1851) et actes d’État civil (1824-1872). Archives du Rhône, 3 E 11520 et 11521.

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