Elle est encore toute émue, Erige Sehiri, à notre rendez-vous qui suit la présentation de son film Sous les figues au cinéma Gérard-Philipe. Un mouvement de grève avait annulé la séance mais, devant l’insistance des spectateurs refusant de quitter les lieux, la compréhension de l’importance de l’événement et la négociation immédiate menée entre la Ville et le personnel en grève, la séance put avoir lieu devant une salle comble… et ravie.
Née à Villeurbanne, Erige a vécu dans le quartier Marcel-Cachin de 1983 à 2005. « Dans une vie, sourit-elle, les vingt premières années sont importantes. D’ailleurs, je le montre dans mon film. » Elle revient sur Gérard-Philipe, là où son film a été projeté et où elle a découvert le cinéma. Une passion qu’elle fait remonter à ses 14-15 ans. « Mon grand frère adorait le cinéma, plutôt américain. J’ai grandi en regardant des films de mafia, des westerns. La vision de L’Ours de Jean-Jacques Annaud a été un grand moment, avec un animal pour personnage principal. Puis, il y a eu Le Grand Bleu, Titanic, vus à Gérard-Philipe. »
À 15 ans, cette attirance se traduit par un désir de devenir actrice. Erige prend des cours de théâtre, dont ceux de l’Actors Studio à Paris. Mais c’est en étant journaliste à Jérusalem (elle était fixeuse, c’est-à-dire à la fois guide et interprète pour des journalistes étrangers) que la jeune femme qui a alors 25 ans comprend qu’elle voudrait devenir réalisatrice.
Car Erige a la bougeotte. « Dans les quartiers, remarque-t-elle, il y a ceux qui restent dans le cocon et ceux qui partent loin. Et moi, j’ai quitté Vénissieux pour aller très loin. Je ne savais pas comment faire autrement. C’était super de faire tout cela, de vivre ces expériences. Si on a une âme de cinéaste, on a besoin de vivre beaucoup de choses dans sa vie. »
Erige part aux États-Unis, passe par Montréal, le Luxembourg et Jérusalem. Et puis, il y a L’Esquive d’Abdellatif Khechiche, un film qui est devenu une de ses références. « J’apprécie sa liberté de ton, ses dialogues, la construction de ses films dans lesquels il reproduit le rythme de la vie. Je m’en suis beaucoup inspirée pour Sous les figues. »
Erige a en effet franchi la frontière. Elle a compris la différence entre un reportage de journaliste et la mise en scène d’un documentaire. En 2012, un premier court-métrage, Le Facebook de mon père, suit ce dernier alors qu’il retourne en Tunisie, son pays d’origine. Puis son premier long-métrage, La Voie normale, concerne des cheminots tunisiens. À propos de son travail, elle lâche : « On peut se libérer des choix classiques. Le cinéma est d’abord et avant tout un laboratoire de création. Quand on n’a pas fait d’école, comme moi, on a un doute de légitimité. Après, j’ai créé ma société de production pour avoir plus de liberté. Je suis productrice déléguée de Sous les figues, pour éviter ces diktats qui paralysent le processus de création. »
Une volonté de douceur
C’est également en Tunisie, où elle a passé de nombreuses vacances, qu’Erige tourne Sous les figues. Un tournage qui s’étend sur deux années. Cela a créé de multiples contraintes pour une histoire censée se dérouler sur une seule journée et dans un seul lieu, un retour aux règles classiques. Elle trouve aux alentours du village de son père un verger suffisamment grand pour installer toute une équipe de cinéma. Le film s’ouvre et se ferme sur une série de portraits. D’abord fermés, parce que ce sont ceux de personnes se rendant au boulot (la cueillette des figues). Puis ouverts, une fois la journée de travail terminée, avec des jeunes femmes qui chantent et rient. Entretemps, le spectateur a appris à les connaître, à se sentir proche, à apprendre leurs souffrances, leurs envies, leur façon d’être. Et à comprendre combien ce qu’il découvre est universel et ne concerne pas que des ouvriers agricoles d’un petit village tunisien.
Erige avoue avoir aimé capter « leurs visages, leurs regards, leur humanité, leur complexité », ce qu’elle appelle « l’essence du cinéma ». « Ils sont intemporels dans leur manière d’être. L’action pourrait se passer il y a cent ans. Ce qui est moderne, c’est leur liberté de parole et leur connexion aux réseaux sociaux. Ils sont à la fois dans leur bulle et appartiennent au reste du monde. »
Le film se déroule entièrement en extérieurs, sur une route et dans un verger. « Je voulais montrer combien ils étaient étouffés, enfermés. Et que tout cela passe par l’image et les dialogues. Personne ne croyait qu’on serait capables de tenir une heure trente sous les arbres. Cela tient à la performance des acteurs. »
Le pari est d’autant plus réussi que la qualité de la mise en scène se double effectivement du jeu très naturel des acteurs, tous non-professionnels. Pour mieux s’approprier leurs textes, la réalisatrice leur a laissé une grande liberté et une part d’improvisation.
« Pour l’écriture du scénario, je me suis questionnée sur ce qui s’était passé avant le film et ce qui se passerait après. C’était pour la cohérence des personnages. J’ai tenu également compte du caractère sensuel du fruit, du côté sacré emblématique des figuiers, du jardin d’Éden que peut représenter le verger. Celui-là est un prolongement de la vie. Je ne voulais pas non plus tomber dans le drame social — les accidents des camions qui transportent les ouvriers sont fréquents — ni faire des cueilleuses un sujet d’actualité. La critique sociale passe en filigrane. »
Cette « volonté de douceur » revendiquée par Erige a porté ses fruits. Le film est sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs l’an dernier à Cannes et reçoit des prix dans plusieurs festivals. Jusqu’au titre de meilleure réalisatrice qu’Erige vient de décrocher en Chine. Ce qui, espérons-le, facilitera son prochain sujet, qu’elle a déjà écrit, Marie et Jolie, « l’histoire de deux Ivoiriennes qui vivent en Tunisie ».
Le film Sous les figues sera reprogrammé en mars à Gérard-Philipe.