Le jour vient à peine de pointer le bout de son nez, en ce matin de juillet 1849, que déjà Luc Guillon attelle ses chevaux. Sa grande carriole aux allures d’autobus, perchée sur des roues si hautes qu’elles feraient rougir d’orgueil le moindre maître charron, peut accueillir derrière ses fenêtres une bonne quinzaine de passagers. Comptez aussi leurs bagages, qu’on entassera sur le toit, à côté d’un surplus de voyageurs ne craignant ni le vertige ni les intempéries, et le tour sera joué. L’équipage quitte à présent Saint-Fons, où habite Guillon, et se rend au Bourg, sur la place Léon-Sublet. C’est là, en plein centre de Vénissieux, que « l’entrepreneur en voitures publiques » a reçu l’autorisation du maire de garer sa carriole pour attendre les clients. Il détient même l’exclusivité de ce terminus, « à condition d’une réduction du prix des places ». Car voyez-vous, Monsieur Guillon agit pour le bien du public. Son « omnibus » s’avère « d’un grand intérêt pour la commune dans ses communications si fréquentes avec Lyon », et contribue au développement de Vénissieux.
Depuis quelques années en effet, le village s’est peuplé d’ouvriers travaillant en usines, qui vont et viennent entre le Bourg, Saint-Fons et Lyon. Idem pour les paysans et les paysannes, qui vendent quotidiennement les produits de leurs fermes sur les marchés de la Presqu’île ou de La Guillotière. Sauf que parcourir à pied les neuf kilomètres séparant la place Sublet de la place Bellecour, une fois à l’aller et une deuxième fois au retour, vous mangent au bas mot quatre heures dans la journée. Autant de temps que vous ne passez pas à travailler ou à vous reposer. Et c’est là que Luc Guillon intervient. Cabaretier de profession, autrement dit l’équivalent d’un cafetier actuel, Guillon connaît bien la grande ville puisqu’il est né à La Guillotière, en 1824. Comprenant les besoins des Vénissians, l’idée lui vient en 1849, alors qu’il est à peine âgé de 25 ans, de créer la première ligne de transports en commun de notre ville. Partant du Bourg, elle dessert Saint-Fons, puis le Moulin-à-Vent, La Guillotière et enfin le centre de Lyon, après environ une heure et des poussières de trajet. Le coût du billet est assez élevé, mais le service rendu est énorme : exactement le même que celui que nous procurent tramways, métros et autobus aujourd’hui.
Un chapelier nommé « Omnes »
Avec sa ligne régulière, Luc Guillon reprend un modèle que d’autres ont développé ailleurs quelques poignées d’années auparavant. C’est en effet au début du XIXe siècle qu’un jeune Nantais, Etienne Bureau, invente une ligne privée de véhicules à chevaux pour transporter les employés de son grand-père, entre le quartier où se situent leurs bureaux et un autre quartier où ils travaillent également. Le départ se fait devant la boutique d’un chapelier nommé Omnes, au-dessus de laquelle est accrochée une enseigne portant l’inscription « Omnes omnibus » ce qui, traduit du latin, signifie « Omnes pour tous ». Les voyageurs prennent bien vite l’habitude de se donner rendez-vous « à l’omnibus », baptisant ainsi le nouveau moyen de transport. Cet omnibus rencontre un succès fou, au point qu’en 1826 un autre Nantais, Stanislas Baudry, crée une ligne officielle et cette fois publique, qui devient la première en France. Puis Baudry étend son activité à Paris en 1828. Les grandes villes de notre pays lui emboîtent le pas, dont Lyon en 1832, ou encore Toulouse, qui compte six omnibus dès 1836, et 95 en 1844.
L’initiative vénissiane de Luc Guillon se révèle donc particulièrement précoce. Mais sa réussite fait des envieux, qui créent à leur tour des lignes similaires à la sienne. La concurrence est telle qu’en mars 1851, Guillon se plaint auprès du maire du non-respect de son bail exclusif du terminus de la place Sublet : « Le stationnement des voitures de la concurrence sur la place publique lui cause des pertes notables », constate alors le conseil municipal. Parmi les nouveaux venus sur ce marché des transports vénissians se trouve un « médecin vétérinaire » originaire de Rillieux et implanté à Vénissieux depuis au moins 1841, Claude Guitta. Lui aussi a investi ses économies dans l’achat d’un omnibus, et emploie certainement un ou des cochers pour tenir les rênes des chevaux. Mais plutôt que de se livrer une guerre intestine, Guillon et Guitta décident en mai 1851 d’unir leurs forces en fondant une société commune. Sa naissance est annoncée par le journal le Moniteur Viennois, qui consacre un petit article à la toute jeune « entreprise des omnibus de Vénissieux à Lyon et retour », précisant que « chacun des associés aura le nombre de chevaux et de voitures nécessaires pour ledit service, [et] devra entretenir ce matériel, loger et nourrir les chevaux, payer les cochers et garçons d’écurie ».
Hélas, Luc Guillon ne recueille pas longtemps les fruits de ses efforts, puisqu’il décède le 13 août 1860, alors qu’il est à peine âgé de 36 ans. Après sa mort, le vétérinaire Claude Guitta poursuit l’entreprise, tandis qu’un certain Jean-Joseph Goy lui succède dans les années 1880. Ce Goy est le dernier entrepreneur d’omnibus attesté à Vénissieux. Car entretemps, un nouvel acteur est apparu dans le paysage des transports lyonnais. En 1879 est en effet fondée la Compagnie des Omnibus et Tramways de Lyon, les OTL, ancêtres de nos TCL actuels. Des OTL qui inaugurent une ligne de tramways à vapeur entre Lyon et Saint-Fons dès 1888, avant de l’étendre au Bourg de Vénissieux en 1889. L’omnibus à chevaux de Jean-Joseph Goy n’y résiste pas. Le 9 septembre 1888, « il a cessé ce service qui a été remplacé par celui du tramway ».
Sources : Archives de Vénissieux, délibérations municipales et registres d’État civil, 1833-1888. Archives du Rhône, 3 E 11549, 11562 et 11563. Hérodote.net.