Printemps 1846. Des groupes d’hommes ont quitté tôt le matin le Bourg de Vénissieux et le Moulin-à-Vent, pour rejoindre le « chemin vicinal n°1 » reliant notre commune à Lyon, et correspondant aujourd’hui aux avenues Jean-Jaurès, Pierre-Semard et Francis-de-Pressensé. Combien sont-ils exactement ? Des dizaines, une centaine peut-être. Tous sont partis avec la musette sous le bras, soigneusement garnie d’un litron de vin et de victuailles assez amples pour rassasier un régiment. Il y a de la joie dans l’air, car le plaisir de se retrouver va pallier la dureté du labeur qui les attend sur la route.
Pensez donc : pendant trois jours, ces hommes vont casser du caillou, manier pelles et pioches pour boucher les trous de la chaussée, fignoler sa surface de roulement avec des mètres cubes de gravier, assécher les fondrières, creuser des fossés, ou élargir les chemins devenus trop petits pour une circulation de plus en plus intense. Ceux qui disposent d’un cheval, de bœufs, voire d’un couple de vaches, sont venus avec leurs animaux attelés à leur charrette. Il en est même qu’on voit accompagnés d’un âne, aptes eux aussi à porter du gravier dans leur bât. Tout ce petit monde travaille sous la surveillance d’un employé de la mairie, le « piqueur ». C’est lui qui assigne les tâches à chacun, lui qui houspille les tire-au-flanc, lui encore qui coche les listes pour vérifier que tous sont bien présents sur le chantier. Car ces « prestations », comme on les appelle à l’époque, ne sont rien moins qu’un impôt communal, une corvée que tout chef de famille se doit d’accomplir… et sans toucher le moindre centime de salaire !
Travailler ou payer
Ce n’est pas nouveau que les Vénissians travaillent ainsi gratuitement. Déjà au Moyen Âge, leurs ancêtres accomplissaient plusieurs jours de corvée par an pour le seigneur du village. Puis en 1738, était venu le tour de la corvée royale : le roi Louis XV avait décidé que, pour parfaire le réseau de grandes routes sillonnant le royaume, ses sujets auraient l’obligation de contribuer à construire puis à entretenir les chaussées. Les Vénissians d’antan n’y trouvèrent rien à redire, eux dont le territoire était traversé par la route de Paris à Marseille, plus tard rebaptisée en route nationale 7 : cette grande voie de communication allait leur amener un trafic soutenu, lui-même porteur de débouchés commerciaux et source de richesses. Arriva la Révolution française, qui supprima les corvées seigneuriales. Mais c’était reculer pour mieux sauter car les corvées communales, ces fameuses « prestations », furent instituées peu de temps après par les lois des 28 juillet 1824 et 21 mai 1836. Là encore, personne ne songea à contester leur bien-fondé, car le villageois « sait qu’il travaille au chemin dont il se servira pour se rendre à la mairie ou à l’église, pour envoyer ses enfans au catéchisme ou à l’école, pour aller cultiver son champ ou conduire sa récolte au marché. Son intérêt est palpable, son avantage évident », lit-on sous la plume d’un contemporain.
Êtes-vous trop âgé pour travailler sur ces routes communales ? Ou trop occupé ? Ou trop aisé ? Pas de soucis, vous pourrez vous acquitter de votre « prestation » en payant une taxe, équivalente à quelques journées de salaire. Ainsi, ce système perdura durant tout le XIXe siècle. Pour fournir aux chantiers le gravier dont ils avaient besoin, on en vint même à acheter des carrières : une première dès 1839, située « au Mas du Velin, sur le chemin de Vénissieux à Lyon », étendue sur près de 4000 m2, puis une seconde en 1844, plus proche du Moulin-à-Vent, « jouxtant le chemin de Chaponnay à Lyon », de 2700 m2. Tout était-il parfait au royaume des prestations ? Non, tant s’en faut. Un romancier du siècle dernier, Robert Sabatier (1923-2012), se souvient avoir vu les corvéables à l’œuvre alors qu’il était enfant, sur les chemins de Saugues, en Haute-Loire. Il les décrit « travaillant sans trop forcer », le repas de midi s’éternisant, la sieste lui succédant, et conclut en souriant : « dans l’après-midi, l’état général des routes de la Haute-Loire ne devait guère s’améliorer » !
Jusqu’en 1909
Aussi, consciente des limites de cet impôt en nature, la municipalité de Vénissieux décida-t-elle de recourir à une main-d’œuvre plus fiable. En 1840, « après avoir apprécié les dépenses considérables qu’occasionnent chaque année les réparations et l’entretien des chemins vicinaux », elle fit le choix d’embaucher un cantonnier « pour entretenir les chemins communaux ». L’on recruta donc le sieur Maurice Claude, dont le traitement fut fixé à 450 francs par an. Et, aussitôt après, les édiles envisagèrent de grands travaux : paver les principales rues du Bourg, les niveler aussi, afin qu’elles ne se transforment pas en mares à chaque pluie, quitte à les remblayer par endroits sur un bon mètre d’épaisseur. On fit de même avec la route de Saint-Fons, qu’on appelait le « chemin de la Vacherie », en rêvant même d’un pont pour traverser les petits bras du Rhône et, ainsi, mieux accéder au port établi sur le fleuve. Bref, Vénissieux se dota d’un programme digne de la réalisation d’un réseau d’autoroutes ! Et mit les moyens nécessaires à ses ambitions, en recrutant un deuxième cantonnier en 1844, puis un troisième en 1847 et enfin un quatrième en 1882, qui sont à l’origine de nos actuels services techniques municipaux. Quant aux prestations, elles se poursuivirent de plus belle, jusqu’à ce que le conseil municipal prenne la décision de les supprimer et de les remplacer par une taxe, ce qui fut fait en 1909. Le temps du village campagnard était à présent révolu, les chemins allaient se muer en rues, et Vénissieux en ville.
Sources : Archives de Vénissieux, registres des délibérations municipales, 1794-1921.