Etalé sur 6,4 hectares, le dédale de bâtiments aura représenté un formidable terrain de jeu pour les mordus de la bombe aérosol. Aujourd’hui, les murs de l’ancienne fabrique de toiles cirées n’ont plus beaucoup de centimètres carrés à offrir.
Recouvertes de lettrages géants, de fresques loufoques ou de simples tags, les parois de briques, de pisé ou de tôle ont vu défiler de nombreux artistes. Ces graffeurs ont transformé les entrepôts, bureaux et ateliers abandonnés en galerie d’art éphémère. Ces œuvres, réalisées dans un décor totalement délabré, confèrent au lieu une atmosphère particulière. Les graffeurs ne sont pas les seuls à s’être faufilés dans Veninov. Vandales et pilleurs s’y sont donné à cœur joie.
« Tout est cassé, déplore Patrick Cabane (PC Environnement, le bureau d’études en charge de celle sur la dépollution du site depuis quatre ans). L’usine a été pillée consciencieusement. Il ne reste plus rien, pas même un câble électrique ou un fil de cuivre. » Ces dernières années, le sommeil de Veninov a été troublé à maintes reprises. Le grand hangar a été transformé en skatepark sauvage. En mai 2020, les pompiers sont intervenus pour éteindre un incendie criminel. Aujourd’hui, la récré est finie. Des vigiles sont présents 24 heures/24 pour empêcher toute intrusion. Tyson, un staff croisé labrador, monte la garde.
Sensible au talent des graffeurs, Patrick Cabane s’interroge : « Pourquoi ne pas sauver quelques créations ? On le fait bien pour des mosaïques qu’on trouve parfois dans de vieilles usines. Il suffirait de passer de l’enduit par-derrière, puis de percer et découper ! »
L’usine doyenne de Vénissieux s’est éteinte en 2016
Du temps de sa splendeur, le savoir-faire des usines Maréchal était reconnu dans toute l’Europe. Cette entreprise historique a connu une triste fin en 2016 après un conflit social.
La plus ancienne fabrique de la ville a connu un glorieux passé. Eugène Maréchal, industriel né en 1874, aura été le grand spécialiste de la toile cirée. Avant l’arrivée du géant Berliet en 1918, son usine était le plus gros employeur de la ville.
Pendant la Grande Guerre, la manufacture fournit sacs et pèlerines aux Poilus. Dès 1946, elle produit les premières feuilles de PVC françaises, commercialisées sous la marque Vénilia. Suivent les adhésifs en 1956. Les nappes Bulgomme auront protégé de nombreuses tables de salle à manger. Dans les années soixante, les effectifs dépassent les 1 200 ouvriers.
Longue agonie
Rebaptisée Veninov en 2001 suite au rachat du groupe allemand VDN, la société est liquidée en juillet 2011. Gordon Brothers récupère l’entreprise pour un euro symbolique. Un an plus tôt, le fonds d’investissements américain avait accordé un prêt de 9,7 millions d’euros aux actionnaires allemands. Ces derniers ne l’ont jamais remboursé. Pris dans un conflit social interminable, les 87 salariés en lutte voient défiler Manuel Valls en 2011, alors candidat à la primaire socialiste, puis Arnaud Montebourg, ministre de l’Économie, en 2013.
Avec l’aide financière de la Ville, du Grand Lyon et de la Région, le groupe autrichien Windhager rachète la boîte en 2013. Le nouveau propriétaire ne respecte pas ses engagements. Il ferme boutique en novembre 2016 et laisse ses 13 salariés à la porte.
Un projet de reprise est en cours
Le site Veninov, encadré par les lignes de tram, de train et de métro, est convoité. Selon la Métropole, « sa vocation industrielle n’est pas remise en cause. » Le Plan local d’urbanisme inscrit le terrain en zonage d’activité de production industrielle ou artisanale.
« Un projet de reprise du site par un acteur privé est en cours, confie la Métropole, sans préciser l’identité du candidat. Une concertation a lieu avec la Ville qui fait partie de la boucle d’échange. »
Undex : « Un graffeur a l’œil pour repérer ce genre de lieux »
Undex (1dex) fut le premier à peindre les murs de la friche Veninov en 2019. Ce graffeur du sud lyonnais (42 ans) est l’un des artistes résidents du centre d’art urbain de l’ancienne usine Gobba à Vienne (Isère).
– Vous êtes le premier graffeur présent à Veninov. Comment avez-vous découvert le site ?
Par hasard, en tournant autour du dépôt de trains. J’ai beaucoup peint le long de la ligne Lyon-Vénissieux. Quand on est graffeur, on a l’œil pour repérer ce genre de lieux. Un peu comme un brocanteur qui regarde un vieux meuble, ou un mec qui va aux champignons. Il faut être dans le coup : en six mois, les bâtiments peuvent être démolis.
– Combien de fois êtes-vous venu ?
Une première fois en repérage pour vérifier que le site était totalement désaffecté. Ma première approche est sécuritaire : je vérifie que rien ne peut s’écrouler sur moi, que le sol ne va pas se dérober sous mes pieds et qu’il n’y a pas de risque chimique. Ensuite, j’ai passé quatre ou cinq dimanches de suite à venir peindre, seul. Quand on voit tous ces murs vierges, on ne peut que revenir. J’ai pris le soin de ne laisser aucune trace visible depuis la rue pour ne pas attirer les gens.
– Pourquoi ne pas y être allé plus souvent ?
Ce qui m’a calmé, c’est quand j’ai vu des personnes récupérer le cuivre. Quand il y a trop de gens qui agissent dans un contexte illégal, ça devient mauvais. Je ne veux pas être mis dans le même sac que des voleurs de meubles ou de cuivre. Quand ça devient la foire, je m’en vais.
– À quoi ressemblait l’usine à votre arrivée ?
Il y avait déjà eu un peu de casse dans les bureaux. On aurait dit que les salariés étaient partis en courant. Il y avait encore les stylos dans les pots à crayons. Les toilettes fonctionnaient parfaitement.
– Comment imaginez-vous le site dans le futur ?
L’idéal serait un mélange entre passé et présent. Remettre des industries, des artisans locaux, mais aussi développer du logement et des commerces. Pourquoi ne pas conserver un atelier artistique ? Sur chaque bâtiment, il pourrait y avoir une fresque rappelant le passé de l’usine. Les anciens seraient heureux et les plus jeunes resteraient informés.
– Depuis quand peignez-vous ?
J’ai commencé en 1995. Le graffiti était rattaché à la culture hip-hop. Le rap, la danse, le graff… Je n’étais ni un très bon chanteur ni un bon danseur. Mais pour la peinture, ça allait. Au départ, il n’y avait aucune démarche artistique. J’affichais mon nom de partout pour dire ‘salut, j’existe’ ! Ensuite, on évolue. Mais pour qu’une première galerie d’art s’intéresse à moi, j’ai attendu 2017.
– Avez-vous rencontré des ennuis judiciaires ?
Oui. J’ai même pris du sursis. Mes premières amendes, c’était entre 5 000 et 10 000 francs. Par la suite, jusqu’à 15 000 euros. J’ai tout payé jusqu’au dernier centime. Pendant vingt ans, le graff m’a ruiné. Entre l’achat de bombes, les voyages et les sanctions financières… Si je n’avais pas été graffeur, je vivrais en maison, pas en appartement ! D’un autre côté, c’est une passion enrichissante. J’ai visité les capitales d’Europe. J’ai même peint à New-York.
– La scène vénissiane est-elle réputée dans le milieu ?
Les premiers graffeurs lyonnais viennent de Vénissieux. Il y a les TWA, un collectif vénissian créé à la fin des années 80, avec Robbie Rob, Don et Cen. Ils ont ensuite fait rentrer Ice. Parmi la dernière génération, on retrouve Rese.
Connaissez-vous des graffeurs vénissians ?
Aujourd’hui, il y en a très peu. On assimile souvent le graffiti à la banlieue. C’était vrai dans les années 90. En banlieue, ceux qui prennent des risques le font pour gagner de l’argent, pas pour en perdre. Aujourd’hui, les graffeurs sont plutôt des habitants du centre-ville issus de milieux aisés.
Ice : « Certains peuvent passer dix heures sur une fresque »
Ice est un graffeur vénissian, membre de TWA, collectif historique de la région lyonnaise. Rencontre avec un quadragénaire qui a fait ses armes au pied des tours du quartier de La Démocratie il y a près de 30 ans.
– Vous faites partie des plus anciens graffeurs vénissians. Quand et comment êtes-vous tombé dedans ?
Petit, j’habitais aux Minguettes. Quand je passais devant les tours de La Démocratie, les dessins sur les murs m’intriguaient. Mes premiers traits de bombe, je les ai faits là-bas. C’était en 1993. J’avais 12 ans.
– Pourquoi n’avez-vous pas graffé à Veninov ?
Entre le boulot, ma femme et mes enfants, je n’ai pas trouvé le temps. Et puis, je suis devenu feignant ! Escalader un mur, passer par des trous de souris, c’est non. Je ne veux pas me casser la tête. Et je n’ai pas envie de courir devant les flics !
– Si le but du graffiti est d’afficher son nom aux yeux du plus grand nombre, quel est l’intérêt de graffer dans un site fermé au public ?
Dans une usine désaffectée, on peut prendre le temps. Certains peuvent passer dix heures sur une fresque, à peindre des héros de BD ou un personnage de film. Après, on prend toujours une photo. Sur le périph’, c’est souvent du chrome et du noir, en moins de cinq minutes.
– Pourquoi Veninov est-il devenu un paradis pour graffeurs ?
Un lieu comme ça ne reste pas longtemps inconnu du milieu. En général, un promoteur ne tarde pas à engager des travaux. Dans un entrepôt, face à un mur de 25 mètres par cinq, on est comme un gosse.
– Il y aurait bien quelques œuvres à sauver ?
Je ne pense pas qu’on puisse les sauver, à moins de transformer le lieu en galerie d’art à ciel ouvert. Mais je ne pense pas que ce soit l’objectif du propriétaire, vu le prix de l’immobilier dans la Métropole.
Graffiti sans autorisation : que risque-t-on ?
Réaliser un graffiti sans autorisation est considéré comme un acte de vandalisme. Le graff est puni d’une contravention de 5e classe (de 1 500 à 3 750 euros) lorsqu’il occasionne un dommage léger. La peine peut être assortie d’un travail d’intérêt général (art. R.635-1 du Code pénal). « Un dommage léger est un dommage nécessitant peu de réparation, précise le site officiel de l’administration française. Par exemple, si la peinture est effaçable. »
La justice aura la main plus lourde lorsque les dégâts sont considérés comme importants, voire définitifs : jusqu’à deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende (art. 322-1 du Code pénal).
Les peines sont aggravées lorsqu’il y a effraction, quand l’auteur dissimule son visage ou que le bien dégradé appartient à un gendarme, un policier ou un magistrat.