Pierre Blajot n’a pas de pot. Lui, l’un des maréchaux-ferrants du village, d’habitude fort comme un roc d’autant qu’il n’a que 37 ans, a attrapé une fichue maladie qui le laisse par terre. Le voilà alité depuis des semaines, au point qu’il craint sa dernière heure arrivée. La mort dans l’âme, il se résigne à faire venir le notaire de Vénissieux, Maître Pain, pour lui dicter son testament et procéder à l’inventaire de ses biens. Ainsi, ses jeunes enfants ne se feront pas dépouiller par l’un de leurs oncles ou tantes, si gentils par le devant.
Le 14 août 1746, Maître Pain entre donc chez Pierre Blajot et entame la liste de ses meubles. Le premier à retenir son attention est le lit, sur lequel le forgeron se trouve étendu. Sommes-nous dans la chambre ? Point du tout ! Dans la cuisine, pour tout vous dire, car c’est la plus grande pièce de la maison et aussi la seule à être chauffée par la cheminée. On y mange, on y travaille, on y reçoit du monde et on y dort. Mais pas dans des lits comme les nôtres. Non, les lits d’Ancien Régime sont de vrais monuments, avec quatre colonnes en noyer, un toit de planches ou de tissu (le « ciel de lit ») et, surtout, des rideaux permettant de le fermer aux regards indiscrets et de bien garder la chaleur des corps. Ce meuble de prestige a été façonné par le charpentier du village, comme tous ceux de la maison. Les lits des enfants ? Ah, eux n’ont pas droit à un luxe pareil. Quatre bouts de sapin ou de saule, deux planches, un sac rempli de paille et le tour est joué – d’ailleurs, le notaire ne prend même pas la peine de les décrire en détail.
Le coffre, meuble roi
Son regard fait à présent le tour de la cuisine. Il est immédiatement attiré par trois grands coffres en noyer. Ils sont « hors d’âge », et ont dû être transmis de génération en génération. Un autre encore, se trouve dans l’unique chambre de la maison, soit quatre coffres en tout. Il est le meuble roi des intérieurs d’autrefois. Pratique, on peut s’asseoir dessus et s’en servir de chaise, tandis que l’on fourre pêle-mêle à l’intérieur vêtements, vaisselle, provisions de pain et de grains, les vieux papiers de famille aussi. Ce meuble « polyfonctionnel », comme disent les historiens, a encore l’immense mérite d’être mobile. En cas d’incendie, de guerre ou d’épidémie, l’on peut en quelques minutes le charger sur une charrette et partir au loin, en « sauvant les meubles ». À part eux, Pierre Blajot ne possède chez lui qu’un pétrin pour pétrir la pâte à pain. Muni de pieds et couvert d’une planche, il fait aussi office de table à manger. Rustique me direz-vous, mais c’est déjà mieux que les planches sur des tréteaux que l’on voit couramment chez les ruraux d’antan, qui se contentent de « dresser la table » deux fois par jour.
Le mobilier du forgeron s’avère donc en tout point semblable à celui que l’on aurait trouvé chez les Vénissians au XVIe ou au XVIIe siècles. Ah non, un détail traduit quand même un début de changement. Contre le mur de la cuisine, trône une immense « garde-robe » en noyer, à quatre portes et deux tiroirs. Ce meuble criant de modernité sert à ranger bien soigneusement les robes, les chemises et les coiffes de Madame Blajot, Jeanne Chanoz pour la nommer. C’est elle qui l’a apporté dans sa corbeille de mariée, lors des épousailles du couple en 1734. Il fut alors une petite révolution car il n’était plus question de le déménager d’urgence en cas de péril : autant vouloir bouger une armoire normande !
Et la vaisselier apparut
Dix-neuf ans plus tard, en 1765, c’est au tour du boucher Pierre Peyot de voir ses biens visités. Que de changements intervenus entretemps ! Maintenant, l’on ne couche plus dans la cuisine ; celle-ci ne sert qu’à préparer et à consommer les repas. Vous les prenez sur une table en bonne et due forme, en vous asseyant sur des bancs et des chaises et non plus sur des coffres. Pour ranger la vaisselle, un nouveau venu a fait son apparition : le vaisselier, posé sur un buffet. C’est sur ses étagères que l’on dispose les belles assiettes et les plats en faïence, une vaisselle luxueuse qui n’existait que chez les nobles peu de temps auparavant, et qui vous pose socialement. En exposant vos faïences, vous montrez votre bonne fortune à la vue de tous. Dans les chambres, plus nombreuses qu’autrefois, les armoires règnent en maître – Pierre Peyot en a cinq –, tandis que le lit est à présent « a la duchesse », avec son ciel de tissu accroché au plafond, sans colonnes, et ses superbes rideaux aux rayures jaunes et noires.
Restons un peu dans les chambres. Le boucher vénissian vous propose sept fauteuils pour vous reposer ou pour converser avec lui, ce qui vous permettra d’admirer ses tableaux d’inspiration religieuse ou, si l’envie vous en dit, d’inspecter votre allure dans l’un des miroirs « a cadre doré ». Votre hôte vous offrira aussi un verre de vin cuit sur sa petite table en noyer, aux pieds joliment tournés. Celle-là, comme bon nombre de ses meubles, n’a pas été fabriquée par le charpentier mais par un menuisier, qui désormais tient boutique au village. Et notre boucher en est un bon client : en tout, sa maison ne renferme pas moins de 55 meubles ! Il ne lui manque qu’une horloge dans sa haute caisse « a Comté » (une comtoise), pour remplacer l’heure du soleil et rythmer méthodiquement ses journées. Quelques-uns de ses voisins en sont déjà équipés. Cette avalanche de meubles traduit des temps nouveaux. En ce 18e siècle, les gens comme vous et moi se ménagent désormais un intérieur confortable, intime, paré d’un mobilier varié et aux fonctions bien définies. Ils inventent ce faisant, nos logements d’aujourd’hui.
Sources : Archives du Rhône, 3 E 11451 à 11487, inventaires des 14/8/1746, 8/6/1752, 1/3/1759, 21/8/1763, 3/7/1765, 16/12/1774, 3/1/1775, 22/9/1788, 15/9/1792, 3 germinal an V, 12 fructidor an VIII.