Au XVIIIe siècle, des femmes de Vénissieux optèrent pour une activité professionnelle assez singulière, à la fois tendre et tragique.
En ce 25 avril 1744, c’est à un bien triste spectacle auquel Jacques Drivon et François Garapon assistent. Seuls dans le cimetière du village, ils se tiennent à côté du curé et l’écoutent prononcer quelques mots en latin. Devant eux, le fossoyeur a creusé un tout petit trou en terre. Le corps du bout de chou repose là, en sa dernière et presque première demeure. Il se nommait Antelme Consorty, « natif de Lyon paroisse de Saint Pierre les Nonains », autrement dit des abords de la place des Terreaux, et était à peine âgé de 16 mois. Ses parents, « sieur Benoit Consorty, maître charpentier rue de l’Arbre Sec, de la susdite paroisse, et Françoise Lambe », n’assistent pas à l’enterrement de l’enfant. Ont-ils seulement été prévenus ? Le décès de leur petit ne date que de la veille. Mais que faisait donc ce tout jeune gone à Vénissieux, à des heures de marche de sa famille ? Son cas est loin d’être isolé. En parcourant les registres du curé apparaissent bien d’autres exemples similaires, de jeunes enfants et même de bébés décédés loin de leurs parents. En mai 1740 voici Louis Pingeron, « âgé d’environ sept mois », fils d’un tapissier de Lyon ; en novembre 1773 Vincent Chatron, « décédé hier au Moulin a Vent agé d’un mois », lui aussi fils d’un artisan lyonnais ; en septembre 1774 Etiennette Sauge, 15 mois, fille de Jacque Sauge, habitant rue Confort, dans la Presqu’Ile. Et ainsi de suite, sur des pages et des pages. Et puis, au détour d’une phrase, Monsieur le curé éclaircit le mystère de ces bambins si tôt disparus : le 11 octobre 1772, il raconte que « Pierre Forest habitant du Moulin a Vent m’a apporté un enfant mort d’hier, quil avoit en nourrice chez luy, quil ma dit etre de Lyon ».
»Qu’il avoit en nourrice ». La phrase mérite une explication. À Lyon, où le travail féminin est extrêmement répandu, les jeunes mères de famille besognent du matin au soir pour ramener dans la marmite de quoi nourrir leur foyer. Elles tissent la soie comme leurs maris canuts, tiennent boutiques, lavent le linge de la ville entière, et font mille autres métiers. Avec une journée on ne peut plus remplie, allez donc passer des heures à allaiter votre dernier-né ou à veiller sur lui : impossible. Alors, imitant les dames de la noblesse et de la bourgeoisie, qui pour rien au monde ne donneraient le sein à leur progéniture, les Lyonnaises d’antan confient leurs enfants à des nourrices. Ces nourrices sont toujours des villageoises car à la campagne, les femmes disposent de plus de temps pour s’occuper d’un bébé qu’en milieu urbain, et l’air des champs est réputé bien meilleur que celui de la ville. Du coup, autour de Lyon s’étire toute une couronne de communes nourricières, parmi lesquelles Vénissieux occupe une place de choix car sa proximité permet aux parents de venir visiter leur enfant plus facilement que s’il était envoyé au fin fond des monts du Lyonnais ou dans le massif du Bugey. Attestés depuis les années 1730 au moins, ces allaitements vénissians prennent de l’ampleur au cours du XVIIIe siècle, au point de devenir une activité vers laquelle se tournent bien des femmes de chez nous, évidemment contre espèces sonnantes et trébuchantes.
Certains historiens n’ont pas hésité à qualifier la mise en nourrice de « massacre des innocents »
Emmenés à Vénissieux alors qu’ils ne sont âgés que de quelques jours, les bébés y restent généralement pendant plus d’un an, voire pendant plusieurs années : comme Claudine Billet, âgée d’un an et demi en 1752, ou comme Joseph Joli, âgé de 2 ans en 1773. Durant ce temps, la nourrice les allaite et leur apprend les rudiments de la vie, comme elle le ferait avec ses propres enfants. Les aime-t-elle pour autant, et s’en occupe-t-elle bien ? Tout dépend de la personne concernée. Malgré sa popularité, l’allaitement mercenaire suscite bien des critiques : on reproche aux nourrices de négliger l’enfant de leurs clients au profit de leurs gosses à elles, de sevrer les bébés trop tôt, voire de les laisser mourir de faim. Certaines ne connaissent même pas le nom du petit gone qui leur est confié. Ainsi en 1772, Pierre Forest ne sait absolument rien de celui auquel sa femme donne le sein : « il m’a dit, témoigne le curé, qu’il ignoroit le nom de l’enfant et de celuy de ses peres et mères « ! Même désinvolture en 1779 avec « un enfant d’un inconnu, âgé de deux ou trois jours, mort hier au Moulin à Vent » ; ce n’est qu’après enquête que le curé découvre qu’il s’appelait Joseph, et était fils de Jean Maillet et de Philiberte Commune, un couple de Lyonnais. Les maltraitances provoquent la mort de nombreux nourrissons, au point que certains historiens n’ont pas hésité à qualifier la mise en nourrice de « massacre des innocents ». Rien qu’en 1774, ce ne sont pas moins de sept bébés lyonnais qui passent de vie à trépas à Vénissieux, soit 20 % des enfants de moins de deux ans morts cette année-là dans notre commune. À l’échelle de Lyon, l’on estime que 52 % des enfants confiés par l’Hôtel-Dieu à des nourrices seraient ainsi passés de vie à trépas avant leur septième anniversaire. Les parents s’en émeuvent-ils ? Peut-être pas plus que cela. L’Ancien Régime connaissant d’une manière générale une forte mortalité infantile, la perte d’un nouveau-né était vécue comme une fatalité. Le fait est que les parents ayant choisi des nourrices vénissianes ne se déplaçaient même pas jusque chez nous pour assister aux obsèques de leur gosse, quand celui-ci venait à décéder… Il faut attendre 1775 pour voir une exception à la règle : cette année-là, le Villeurbannais Claude Verichet se rendit à Vénissieux pour l’enterrement de sa petite Benoite, « en nourrice icy chez Jean Remillet [et] morte hier agée de deux mois ». En cette fin du XVIIIe siècle, alors que le philosophe Jean-Jacques Rousseau plaidait en faveur de l’éducation des enfants, les Lyonnais commençaient à se préoccuper davantage de leurs bébés. Et même à les aimer.
Sources : Archives du Rhône, 259 GG 1 à GG 9, en ligne sur www.archives.rhone.fr