Sous l’Ancien Régime, Vénissieux appartenait bien peu aux Vénissians. Les paysans louaient les fermes qu’ils cultivaient à des seigneurs au sang bleu, Lyonnais pour la plupart.
« Ecuyer, secrétaire du Roi » : de ces titres ronflants se pare messire Alexandre Constant. Ce Lyonnais habite l’immeuble Tolozan, tout à côté de l’hôtel de ville de la place des Terreaux, et malgré ses titres de noblesse, il fleure encore un tantinet la roture. L’un de ses ancêtres proches a acheté une charge officielle, qui l’a propulsé derechef parmi les aristocrates du XVIIIe siècle. À présent parvenu dans le gotha de la ville des canuts, messire Constant veut absolument tenir son rang. Il arbore sur ses mains pâles des veines au sang bleu, de cette couleur propre à la noblesse, qui la démarque des campagnards aux bras brunis par le travail au soleil. Surtout, comme tout seigneur ou tout grand bourgeois de la ville, il prend soin d’investir dans la terre.
Où, mieux qu’à Vénissieux, placer son argent ? Notre commune a l’extrême avantage d’être à proximité immédiate de Lyon et, avec ses plus de 2000 hectares de surface, offre des grands domaines à ne plus savoir qu’en faire. Celui de Champagneux, à cheval sur La Guillotière et le Moulin-à-Vent, aujourd’hui hôpital Saint-Jean de Dieu, est ainsi la propriété d’Anne-Catherine de Laurencin, épouse du seigneur de Jonage. La grosse ferme de Chaponay, assise au début de l’avenue de la République, appartient quant à elle aux seigneurs de Vénissieux, heureux détenteurs d’une centaine d’hectares, soit plus de cent terrains de foot ! Le mas du Mas, près du Puisoz actuel ? Lui est aux Dereylieu, des bourgeois proches du pouvoir seigneurial tout au long des 17e et 18e siècles. Même le clergé détient son cortège de terres, notamment l’Hôtel-Dieu, l’ancêtre de nos hospices civils. Évidemment, tous ces privilégiés ne cultivent pas eux-mêmes leurs domaines vénissians. Ils comptent pour ce faire, sur les paysans du village qui, eux, manquent cruellement de terres.
Loyer annuel : 14 000 Livres, 12 poulets , 6 chapons et une bonne tonne et demie de pommes de terre
Dimanche 7 novembre 1784. Messire Alexandre Constant a fait le voyage depuis Lyon, et se trouve maintenant chez le notaire de Vénissieux, où il a rendez-vous avec un agriculteur cossu en lequel il a toute confiance, Claude Serre. Les deux conviennent d’un « bail à ferme », autrement dit de la location du domaine de Constant, « consistant en maison pour le fermier, écuries, troupelliers [bergeries], fenil [abri pour le foin], granges, caves, cellier garni de pressoirs, terres, prés, vignes ». Pendant neuf ans, Serre cultivera ces biens en « bon père de famille », comme s’ils étaient les siens. Il labourera les champs « suivant l’uzage et coutume du pays », moissonnera le blé, plantera des saules et des peupliers sur les parcelles à proximité du Rhône, s’occupera des arbres fruitiers du verger et des mûriers pour nourrir les vers à soie, élèvera un troupeau de moutons, quelques vaches et trois ou quatre chevaux pour tirer charrues et charrettes et, surtout, prendra bien soin des vignes du maître : il devra, précise ainsi le bail, « arracher la vigne vieille à La Coursière attendu qu’il y manque une grande partie des ceps, à condition qu’il la replantera de bons plans et l’élèvera du mieux qu’il sera possible ».
Tout ce que Serre récoltera sur les champs ou obtiendra du bétail, lui appartiendra et pourra être vendu sur les marchés de Lyon. En échange, le fermier versera à son propriétaire un loyer assez élevé, 1400 Livres par an, soit à peu près dix ans de salaire d’un ouvrier agricole. S’ajoutent à ce loyer douze poulets, six chapons, et une bonne tonne et demie de pommes de terre. Et n’oublions pas les corvées : de temps en temps, Serre prendra sa charrette et portera des produits de la ferme à Lyon, jusqu’au domicile de messire Constant. Ce dernier est aux anges. Son beau domaine de Vénissieux a tout de la ferme modèle, à la pointe de l’agriculture du siècle des Lumières. Il la bichonne comme un marquis le ferait avec sa seigneurie, à tel point qu’il n’a pas hésité à faire construire à côté des bâtiments d’exploitation, une maison de maître pourvue d’un colombier, un privilège réservé aux membres de la noblesse. Il peut ainsi venir régulièrement inspecter ses champs, tutoyer les domestiques agricoles comme on tutoierait des enfants, passer ses nuits dans sa maison de campagne, puis repartir avec son carrosse vers sa demeure lyonnaise.
Claude Serre lui, n’est pas perdant au change. Certains domaines vénissians se louent à des conditions bien moins avantageuses que son bail à ferme : pourvues d’un « bail à grangeage », ces « granges » se payent par un partage des récoltes, 50 % pour le propriétaire, 50 % pour le « granger » (un métayer), qui ne gagne qu’un piètre revenu par rapport au travail rendu. Ainsi en va-t-il pour le domaine de Grange-Rouge, au Moulin-à-Vent, et sans doute aussi pour celui de Grange-Blanche, à l’emplacement de l’actuel hôpital Edouard-Herriot de Lyon. À présent, le notaire a presque terminé son acte. Fermier et propriétaire trouvant chacun leur avantage, messire Constant et le laboureur Claude Serre conviennent de faire durer leur bail deux fois plus longtemps qu’initialement prévu, jusqu’au 11 novembre de l’an 1800. Sauf que l’histoire en décida autrement. La Révolution française poussa messire Constant à se séparer de sa belle ferme vénissiane. Elle fut achetée… par les principaux paysans du village, si ce n’est même par Claude Serre, son propre locataire. C’est justice.
Sources : Archives du Rhône, 3 E 11447 à 11478.