Qui est donc ce mort que l’on vient de trouver à Vénissieux ? Une énigme à laquelle furent souvent confrontés les curés du passé, comme en témoignent les registres qu’ils nous ont légués.
Le 3 mars 1780, l’on découvre le corps d’un homme sur les bords du Rhône, non loin de la poste aux chevaux de Saint-Fons. Un corps que le fleuve a rejeté sur la rive après l’avoir charrié pendant Dieu sait combien de temps. Aussitôt, les témoins de la scène avertissent les autorités du village : le procureur d’office, qui est le représentant judiciaire du seigneur, et surtout le curé de Vénissieux, messire Givord. Le voici qui arrive, après avoir prestement délaissé son église. Il inspecte la victime, demande si l’on a retrouvé sur elle des papiers qui pourraient attester de son identité, et fait ramener le pauvre diable au Bourg. Entre-temps, la nouvelle de la sinistre découverte se répand comme une traînée de poudre. Elle gagne toute la paroisse, circule jusqu’à Lyon, atteint le petit monde des bateliers du Rhône et, miracle, la famille du disparu. Quelques heures plus tard, un homme et une femme, des Lyonnais, se présentent à l’église du village et identifient formellement le corps : c’est celui de leur beau-frère, Guillaume Cadix, un artisan de la grande rue de l’Hôtel-Dieu. Monsieur le curé les bombarde de questions sur son âge, ses parents, et surtout sur les circonstances de sa mort. Puis il consigne le tout dans ses registres : Guillaume Cadix « s’est noyé il y a environ quinze jours en passant le Rhone du Brotteaux a Lyon dans un petit battaux dans un temps d’orage impétueux, le tout nous a été certifié par sieur Denys Olanier son beau frère ». Un accident. Messire Givord est rassuré. Il peut donc clore son enquête et inhumer le défunt le jour même, dans le cimetière paroissial niché au pied de l’église.
Du fait de sa situation sur l’un des plus grands fleuves et l’une des principales routes de France, celle de Paris à Marseille, il se passe bien peu d’années sans que l’on ne découvre un cadavre inconnu sur le territoire de Vénissieux. Et dans ce cas, Monsieur le curé intervient toujours, ou au pire son assistant, le vicaire. Tel un Sherlock Holmes en soutane, il enquête sur les circonstances du décès. L’inconnu aurait-il été assassiné ? Ou pire, se serait-il suicidé ? Dans le premier cas, la justice devra chercher les auteurs du crime. Quant à la seconde hypothèse… Monsieur le curé en frémit. Il n’est pire interdit que de s’ôter la vie. Pour un suicide, point d’enterrement possible : le corps sera jugé, condamné, et abandonné sur la route pour que les animaux s’en repaissent… Par chance, les curés vénissians n’eurent pas à affronter une horreur pareille.
Tenus depuis la fin du XVIIe siècle et presque tout au long du 18e, leurs registres de « sépultures » ne contiennent que des morts naturelles, et quand même aussi deux ou trois meurtres. Les plus anciennes mentions de décès d’inconnus se résument à quelques lignes : par exemple « Le 3eme septembre 1695 nous avons inhumé dans le cimetiere une femme dont nous ne scavons ny le nom ny la paroisse, presents Jean Carro et Pierre Drivon ». Peu importe alors l’identité de la personne, et encore moins que l’on prévienne sa famille. Mais au fur et à mesure que l’on s’avance dans le XVIIIe siècle, l’ecclésiastique se montre plus curieux et se lance dans une enquête de plus en plus fouillée, comme si l’attention envers la personne humaine prenait le pas sur la mort omniprésente du siècle précédent, et au relatif sentiment de banalité qu’elle suscitait.
Les derniers témoins à avoir vu le disparu vivant sauraient-ils son prénom, ou au moins son village d’origine ? Gagné : « Ledit jour [18/5/1709] jay enterré au cimetiere un etranger que lon dit etre de Septeme qui mourut hier au Molin a Vent [en] allant a Lyon ou il conduisoit des charbons ».
Longtemps rejetés, les mendiants et les vagabonds commencent eux aussi à avoir droit à un minimum de considération : leur aspect physique est décrit, ce qui pourrait permettre ultérieurement de les identifier. Comme avec ce « pauvre mandiant étant estropié d’un bras et d’une jambe et que l’on a dit estre de Chambery en Savoye lequel est decedé hier [16/12/1748] ». Pour notre Sherlock Holmes, les habits du défunt s’avèrent également une piste à retenir, ce qu’il prend soin de noter avec cet inconnu « agé d’environ cinquante cinq ans mort d’hier [3/4/1743] en cette paroisse chez le granger [le fermier] de Monsieur de Chaponay seigneur de ce lieu, auquel granger le dit défunt avoit dit avant sa mort qu’il etoit du coté d’Auvergne, il etoit habillé de très mauvais habits couleur de cendre ».
Trouve-t-il dans ses poches un extrait de baptême, ou un chapelet pour réciter ses prières ? En ce cas Monsieur le curé se réjouit : il est sûr d’avoir affaire à un bon catholique et non à un protestant ou à un mécréant, et peut l’inhumer dans la terre sacrée du cimetière. Il dira aussi des prières, afin de faciliter sa montée vers le ciel.
Lundi 28 février 1746. Cette fois, c’est un homme visiblement aisé que l’on trouve « mort d’apoplexie dans le grand chemin de Vienne ». Pour lui, messire Baudin, le vicaire, se met en quatre et le décrit avec force détails : « ayant un chapelet en sa poche, cheveux gris paroissant avoir soixante ans, ayant un habit de draps assés fin un peu usé couleur olive, culotte de panne [un tissu] noire, bas de fil blanc, soulier a une semelle de veaux ». Et surtout, « ayant un violon auprès de luy ».
Ce détail fait toute la différence. L’instrument permet de percer le mystère de l’identité du disparu en moins de deux semaines : il se nommait Claude Dognès, était marié, habitait le quartier Saint-Georges, dans le vieux Lyon, et exerçait la profession de luthier, d’où le violon. Affaire classée. Satisfait, le Sherlock Holmes vénissian rédigea un nouvel acte d’enterrement, en donnant enfin son nom à l’inconnu du « grand chemin de Vienne ».
Sources : Archives du Rhône, 259 GG 1 à GG 9, en ligne sur www.archives.rhone.fr