Il y a une centaine d’années, les jardins ouvriers s’invitent dans le paysage vénissian, puis font l’objet d’une véritable ruée au cours de la Seconde Guerre mondiale, transformant une multitude d’habitants en horticulteurs du dimanche.
Ici, plus de fracas des machines. Plus de fumées d’usines, plus de cadences infernales, plus d’abrutissement à force de faire sans cesse les mêmes gestes tout au long de la journée. Mais de l’air, le ciel, le calme, et le plaisir de travailler la terre, de retrouver un temps les racines paysannes coupées il y a bien des années. Bien sûr, ces jardins sont grands comme des mouchoirs de poche : ils mesurent à peine 150 à 300 m2, soit nettement moins que ceux des maisons de Parilly, ou que le moindre champ du plateau des Minguettes. Mais pour les ouvriers qui les cultivent, comme Pierre Pesillet, François Martinet, Georges Rossigneux et une foule d’autres, ils constituent leur royaume, où ils se retrouvent tous les dimanches et certains soirs d’été, entre copains et en famille. Reconnaissables entre tous, avec leurs semis de cabanes en bois et leurs mosaïques de légumes de toutes les couleurs, ces jardins ont été institués à la fin du XIXe siècle, notamment par un député du nord de la France, l’abbé Lemire, qui fonde en 1896 la Ligue Française du Coin de Terre et du Foyer, suivie dès 1897 par l’Œuvre Lyonnaise des Jardins Ouvriers. À Vénissieux, les patrons d’usines se lancent sans doute dans le mouvement vers le début du XXe siècle ou lors de la Première Guerre mondiale, afin de contribuer à l’approvisionnement de leurs salariés… tout en les éloignant de la fréquentation trop assidue des cafés – « le jardin tue l’alcoolisme », lit-on dans des brochures de l’époque !
En 1927, la municipalité socialiste de Vénissieux entre à son tour dans la danse, lorsqu’une carrière appartenant à la commune et située avenue de Pressensé, cesse d’être exploitée. Les élus voient là une opportunité en or : « Il conviendrait de suivre l’exemple donné par d’autres municipalités, en affectant cette propriété communale à la création de jardins ouvriers en faveur de la population ouvrière chargée de famille et privée de jardin ». Sitôt dit, sitôt fait. La parcelle est découpée en 30 jardins, attribués moyennant un loyer très bas de 4 francs par an, aux membres d’une association créée pour l’occasion. Les entreprises appliquent le même système auprès de leurs employés : ainsi les usines Berliet, qui créent une « Section des jardins ouvriers » comptant 200 membres en 1942, ou encore la Société Française de Tubize (une entreprise textile), à l’origine d’au moins 22 jardins implantés en 1940-41 jusque dans la cour de l’usine. Les heureux bénéficiaires peuvent désormais récolter eux-mêmes une partie de leur nourriture, réduisant ainsi leur principal poste de dépenses : « Un jardin de 200 mètres rapporte à l’ouvrier 500 francs de légumes frais, [soit] le montant de son loyer », proclame un prospectus des années 1920. A l’ombre des cabanes, poussent en effet des forêts de pommes de terre, de courges, de « crônes du Japon », de haricots verts, « de fraises, oseilles, scorsonères [des salsifis], choux, blettes », et même quelques arbres fruitiers. En somme, des épinards sous le beurre, et vice-versa.
Sources de précieux revenus complémentaires pour la population modeste, les jardins ouvriers prennent une importance démesurée lors de la Seconde Guerre mondiale. Avec le départ de millions d’hommes sur le front, puis les prélèvements de récoltes considérables effectués au profit des Allemands, les rations alimentaires se réduisent comme peau de chagrin, à tel point que tous les Vénissians en viennent à souffrir de la faim. La solution ? Transformer le moindre bout de terre disponible en jardins ouvriers. Tout y passe, les parcelles de luzerne, les champs en friche, les cours d’immeubles, le terrain de la Maison du Peuple, le stade de la Borelle, les abords des voies ferrées, les squares publics, et même le parc de Parilly ! Entre 1940 et 1944, tout Vénissieux se convertit ainsi aux jardins potagers, dans absolument tous les quartiers. Malheur aux propriétaires qui laissent leurs espaces en déshérence : les autorités du régime de Vichy veillent au grain, de même que tous les voisins. Monsieur Billard, un Lyonnais, l’apprend à ses dépens. En 1941, il fait l’objet de plusieurs lettres de dénonciation — dont une d’un zélé « légionnaire du Maréchal [Pétain] notre Sauveur » — car son terrain de 5000 m2 sert de décharge sauvage aux habitants de Parilly, alors que « divisé en plusieurs lots, il pourrait rendre un appréciable service à de nombreux chefs de famille du quartier [afin] d’y récolter un appoint de légumes précieux à notre époque ».
C’est dire si la pression est forte. De fait, les demandes d’entreprises vénissianes et lyonnaises affluent en mairie, en quête d’espaces à partager entre leurs employés. Toutes se heurtent au refus du maire, selon lequel « il n’existe plus aucun terrain libre sur le territoire de notre commune ». Le préfet lui-même, doit déployer des trésors de patience pour forcer notre ville à trouver 15 hectares — soit 150 000 m2, quand même — à convertir en jardins pour satisfaire les estomacs lyonnais. Arrive la Libération, et avec elle un lent retour aux conditions normales d’approvisionnement alimentaire. Les jardins ouvriers régressent alors dans la seconde moitié du XXe siècle, avant de redevenir d’actualité sous l’appellation de « jardins familiaux ». Aujourd’hui, on dénombre sur Vénissieux plus de 350 parcelles cultivées, sans compter les jardins collectifs ou partagés qui ont fleuri ces dernières années, comme le Jardin de la Passion, au pied des tours de La Darnaise.
Sources : Archives de Vénissieux, 4 Q 251, et registres des délibérations municipales, 16/11/1927.