Depuis le 16 février dernier, de nombreuses manifestations pacifiques ont contesté en Algérie la candidature à un cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika. Soutenu par l’armée, le pouvoir de la rue a obtenu la démission du chef de l’État et c’est un des membres de son entourage, Abdelkader Bensalah, qui vient d’être nommé président par intérim. Il aura 90 jours pour organiser des élections dans le pays. Que pensent les Vénissians d’origine algérienne de la situation ? Quatre d’entre eux nous livrent leurs espoirs et inquiétudes.
Témoignages recueillis par : Cassandre Jeannin,
Jean-Charles Lemeunier et Djamel Younsi
Tahar, 40 ans : “La rue doit rester vigilante”
“L’officialisation de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika, le 11 février, a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, estime Tahar, responsable depuis sept- huit ans du salon Perfect Coiff, au centre de Vénissieux. Il était temps que les jeunes réagissent, et ils l’ont fait rapidement, cinq jours après l’annonce. Sans violence. En 2011, il y a eu des émeutes pour protester contre la hausse des prix alimentaires, mais ça n’a pas débouché sur des manifs. Grâce à des subventions accordées aux importateurs de sucre et d’huile, les prix ont baissé.”
Pour Tahar, c’est l’accumulation d’événements inqualifiables qui a fait monter la pression. Un exemple parmi tant d’autres : “La note de plus en plus salée de la fameuse autoroute, démarrée en 2006, qui doit traverser l’Algérie d’est en ouest sur plus de 1 200 kilomètres. La facture a bondi pour atteindre 15 milliards de dollars. La presse algérienne dit que ce chantier du siècle est en passe de devenir le chantier d’un siècle !”
Des exemples, Tahar en a des centaines qu’il préfère schématiser par… “il y a ceux qui se sont enrichis et ceux qui ne font que survivre. Il faut que la rue poursuive ces manifestations car le pouvoir peut essayer de placer des gens de son système. Déjà, la nomination comme président intérim d’Abdelkader Bensalah n’est pas bien vue par la rue. Il va falloir qu’elle reste vigilante”.
Alyssia, 20 ans : “Fière, soulagée mais apeurée”
Issue d’une famille très engagée politiquement, Alyssia, étudiante à Lyon 2, suit de près les actualités sur Internet. Elle exprime un sentiment de fierté : “On devient comme une sorte d’exemple.” De soulagement aussi de voir l’Algérie, si longtemps muette, s’exprimer enfin, de manifester une conscience politique et d’exiger un changement radical : “On n’en veut plus de ce système.” Mais elle dit également avoir peur : “Qui va accéder au pouvoir ? L’après paraît incertain, personne ne sait qui va prendre la place et porter l’Algérie vers un renouveau.”
Dans son entourage, notamment à la fac, tous les jeunes d’origine algérienne ne partagent pas son intérêt pour la “révolution du sourire” comme les médias l’ont surnommée. “En fait, cela dépend beaucoup du bagage culturel et familial, observe-t-elle. Les nouvelles générations ont tendance à idéaliser l’Algérie. Elles ne voient souvent que les côtés qui leur sont montrés. Certains ne sont jamais allés en Algérie, une distance se crée.”
Alyssia parle aussi des femmes, qui ont pris massivement possession de la rue. Cela ne l’étonne pas : “Les femmes algériennes sont fortes.”
Zine Bakhouche, 65 ans : “On a ébloui le monde entier”
Docteur en géographie urbaine et romancier — son dernier livre, Double jeu, est sorti le 29 octobre —, Zine Bakhouche suit les événements sur les chaînes algériennes : “Cela faisait sept ans que Bouteflika ne nous avait plus adressé la parole. Son entourage, des gens agressifs et impliqués dans le monde de l’argent, a décidé de le présenter à un nouveau mandat. C’est une provocation ! Leur slogan, « Continuer le progrès », c’est surtout continuer à détourner de l’argent et l’espoir du peuple.”
Depuis, des millions d’Algériens sont dans les rues tous les vendredis — en France, c’est souvent le dimanche qu’ils manifestent. “Ils disent basta à ce régime. Mille milliards ont été gaspillés. On a misé sur le fait que le peuple algérien n’allait jamais sortir de son coma, comme s’il était hypnotisé. La décennie noire nous a coûté cher. Je suis fier de mon peuple, qui est resté pacifique. On a ébloui le monde entier et montré qu’on pouvait revendiquer sans détruire un pays. À la fin des manifestations, les gens nettoient la rue. C’est très beau et symbolique. Nous nous réconcilions avec notre terre, notre peuple, notre pays. Et à mon âge, alors que je suis déjà retraité, je suis habité par l’enthousiasme et la joie, par l’espoir de voir un jour l’Algérie debout, un repère pour les autres peuples. J’ai passé 20 ans en France, malade de ce déracinement. Aujourd’hui, je vois le bout du tunnel.”
Farida, 41 ans : le spectre de la stabilité ou du chaos
Elle qui fut journaliste, c’est par la presse écrite française et les quelques articles de la presse algérienne qu’on lui fait parvenir que Farida se tient au courant de la situation. Sur les printemps arabes qui ont secoué la Tunisie, l’Égypte et la Syrie, elle explique : “Dans mes souvenirs, il y eut de timides velléités de bouger en Algérie mais cela a été un feu de paille. La décennie noire des années quatre-vingt-dix a traumatisé la population. Depuis, régnait le chantage au chaos. On ne sait pas, disait le gouvernement, où l’instabilité peut nous amener.”
Pourquoi ce changement au-jourd’hui, alors ? “Parce que, répond-elle, le peuple était mûr pour dire non à ce qui ressemblait à du mépris. C’est une volonté de prendre en main le destin de son pays.”
Pour formuler ce qui se passe, elle utilise l’image de la montgolfière : “Tu sens que tu perds de l’altitude, alors tu lâches des sacs. Bouteflika était l’un d’eux. Le FLN, les oligarques, les affairistes, les autres sacs, sont toujours là. Ma crainte est que le serpent en train de muer n’ait pas enlevé totalement sa peau car tous ceux qui ont contribué au maintien du pouvoir accompagnent cette transition.”
Elle relève parmi les manifestants la présence de nombreuses femmes, “une diversité d’âges et de genres”. “Cette démonstration de la force du peuple par le nombre a été dissuasive.”