Certaines sont sorties en colère de J’ai pris mon père sur mes épaules, très beau spectacle d’Arnaud Meunier sur un texte fort de Fabrice Melquiot. La représentation se déroulait aux théâtre des Célestins à Lyon, où cette pièce jouée entre autres par Rachida Brakni et Philippe Torreton était programmée jusqu’au 23 mars. Elles étaient une vingtaine de femmes en provenance des Minguettes et réunies, via le centre social Roger-Vailland et la Maison de quartier Darnaise, par la photographe Malika Mihoubi (du collectif Blick), avec qui elles avaient partagé le projet des Chroniques vénissianes. En colère donc parce que plusieurs passages les avaient heurtées, entre autres un sur le Bataclan. Elles en ont discuté entre elles, avec les animatrices des deux structures et Malika, avant de pouvoir rencontrer Philippe Torreton ce 19 mars à l’Espace Pandora, à Vénissieux.
« On ne voulait pas rater », ont-elles immédiatement déclaré à l’acteur. Qui leur répond : « Moi non plus ! »
« Quand on m’a annoncé qu’on allait avoir 2h50 de pièce, j’ai flippé, démarre l’une d’entre elles. Finalement, c’est la fin qui m’a fait sentir le temps mais, jusqu’à cette dernière demi-heure, c’était bien. Je me suis crue dans un film. »
Toutes s’accordent à trouver que la pièce a du mal à finir. « Le temps au théâtre est relatif, remarque Philippe Torreton. Vous n’êtes pas les premières à me dire que ça n’arrive pas à finir. C’est fait exprès, comme quelque chose qui n’en finit pas de finir. »
« Le théâtre, une sorte de dialogue bizarre »
Une autre précise qu’elle a apprécié la mise en scène et le décor tournant, le tremblement de terre avec les fissures dans le mur : « On était emportées par tout ça et par la question de la mort. On la côtoie mais on n’en parle pas. Moi, j’en parle avec mes enfants. On peut en parler. J’ai beaucoup aimé cette histoire de la mort mais je n’ai pas bien compris pourquoi, tout à coup, ils parlent du Bataclan. Bon, sinon, c’était magnifique et vous étiez magnifique. »
L’acteur sourit, puis explique le trucage de la perte de cheveux de son personnage. « Au théâtre, on peut tout montrer, même quelque chose d’aussi terrible que le Bataclan. Après, on se pose la question : comment le dire, le montrer ? Quand Arnaud Meunier a commandé le texte à Fabrice Melquiot, c’était peu de temps après. Il voulait une pièce qui raconte la France d’aujourd’hui, avec des gens qu’on ne voit jamais au théâtre. Les classes populaires ne sont toujours montrées qu’à travers des faits divers. On ne montre pas la poésie de tous les jours. On ne nous prête ni poésie ni noblesse, comme si tout cela était réservé aux rois et aux reines. Je dis nous parce que je suis issu de ce milieu. C’est pour cela que j’ai raconté ma mémé dans un livre. Elle avait une grandeur d’âme incroyable. »
Pour Philippe Torreton, cette rencontre chaleureuse entre lui et ces spectatrices a démarré sur la scène : « Le théâtre propose une sorte de dialogue bizarre. Les mots dits par d’autres restent en nous. On vient appréhender des bouts de soi qu’on n’a pas. Le théâtre est une belle façon de probablement se rencontrer, y compris dans ses aspects les plus fous et les plus contradictoires. »
Une femme, qui s’affirme « voilée, musulmane mais ouverte en tout » ne comprend pas pourquoi, dans la pièce, quand il est question des attentats du Bataclan, un des personnages (une serveuse dans une cafétéria d’autoroute) s’exclame : « C’est les Arabes ! » « Parce que la fille est bête, répond Torreton. La phrase de cette jeune fille est stupide mais c’est pour dire que ça existe. »
Une exclamation ne se fait pas attendre : « Heureusement qu’on a des temps comme cela pour débattre ! »
« Vous m’avez emportée »
Une autre spectatrice prend la parole : « Vous m’avez emportée. Quand je suis rentrée chez moi, mon mari et mes enfants dormaient et c’était dommage, j’avais besoin d’en parler. »
« Cette discussion, rebondit le comédien, prouve que le théâtre a raison de montrer les choses même crûment. Ce qui compte, c’est la finalité, là où ça nous amène. Le chemin pour y arriver peut prendre parfois des impasses. »
La discussion est maintenant bien installée, elles parlent de ce qui leur a plu, ce qui les a dérangées : le Bataclan encore, la question du viol, le fait aussi qu’elles aient compté peu de femmes voilées dans ce théâtre du centre-ville.
« Chacun peut se sentir gêné par un aspect de la pièce, reprend Philippe Torreton. On n’en est pas tous au même point dans notre réflexion. Je fuis l’homogénéité des gens. Vive nous, tous très différents ! Et il ne faut surtout pas conclure que, puisque je suis gêné par tel sujet, il ne faut pas qu’il se retrouve sur une scène. »
Une question est posée sur ce personnage noir qui désire dans la pièce devenir comédien. « J’ai 53 ans, remarque Philippe, cela fait 30 ans que je suis comédien professionnel et c’est la première fois que je joue avec des comédiens noirs. On est lent lent lent dans nos vieilles godasses, comme le chante Souchon. C’est vrai qu’il faut apprendre à vivre ensemble. J’ai quitté la Comédie française en 2000 et il n’y avait qu’un Maghrébin. Plus tard, il y a eu un Black. Mais c’est tout. »
« D’ailleurs, surenchérit-on, en général, les Noirs et les Arabes dans les films, c’est toujours les méchants. Là, ce n’est pas le cas. »
« Comment faites-vous ? »
Autre question sur la capacité d’encaisser des comédiens : « Je suis sortie de la séance en courant, c’était trop lourd. Il m’a fallu ensuite un silence de yoga. Comment faites-vous avec le viol, le terrorisme, le vol, la maladie, le cancer, cette concentration de maux de la société ? »
Philippe Torreton sourit : « Vous, vous vous asseyez et prenez tout en pleine tronche pendant trois heures. Nous, on a répété. Petit à petit, on s’est habitué, c’est comme de l’homéopathie. Mon collègue Victor Garanger, qui joue Grinch, m’a un jour demandé si ça ne m’affectait pas. Oui, bien sûr, mais pas tous les soirs, pas tout le temps. On est des trafiquants d’émotions, les comédiens. Mais ça laisse des traces, c’est déstabilisant parfois. »
Et lorsqu’on lui demande s’il préfère le cinéma ou le théâtre, il répond : « Jouer c’est jouer. »
« Nous, aux Minguettes, lance alors une dame, pas besoin de payer des places de théâtre, c’est tout en direct ! »
Et c’est sur des rires, autour d’un excellent thé et de quelques pâtisseries préparées par les visiteuses, que cette belle rencontre s’est achevée.