Il y a cent ans, le 22 février 1919, le conseil municipal décidait d’ériger un monument aux morts
de la Grande Guerre. Un monument ambivalent, partagé entre patriotisme et pacifisme.
Février 1919. La guerre est maintenant finie depuis trois mois. Peu à peu, les Poilus reviennent à Vénissieux. Mais le soulagement d’avoir retrouvé la paix n’efface pas le traumatisme des combats, ni le souvenir de tous ceux qui sont tombés lors du plus grand carnage de l’histoire de France. Aussi, le conseil municipal entend-il élever un monument dans le cimetière de la commune, afin que les siècles à venir gardent en mémoire l’ampleur de leur sacrifice. La démarche est précoce, mais l’initiative ne vient pas des élus. Depuis un mois déjà, les anciens combattants, les employés de la Verrerie ouvrière et ceux de la Société des Électrodes, quêtent dans leurs rangs et remuent ciel et terre pour pousser la mairie à l’action. Dans les semaines qui suivent, la municipalité ressort un projet de monument que l’architecte communal, M. Virot, avait mis au point dès… le printemps 1915 ! Ses plans sont étalés sous les yeux des conseillers et de la population. Au centre d’un socle surélevé, l’on placera un obélisque portant un coq à son sommet, symbole de la France, avec en toile de fond un mur orné de flammes sculptées qui mentionnera le nom de tous les disparus. Un bouclier, une grande épée, l’inscription ornant l’obélisque — “Vénissieux. À la gloire de ses fils morts pour la Patrie” — et une série d’obus pour décorer la barrière : l’œuvre de Virot respire le militarisme et le patriotisme, comme des milliers de monuments aux morts construits à cette époque à travers toute la France. Le 28 octobre 1919, le conseil municipal accepte son projet et approuve son coût, 32 815 francs.
Puis le temps passe, et rien ne se fait. Les conseillers municipaux se révèlent divisés. Certains souhaiteraient que le monument soit construit sur une place plutôt que dans le cimetière. D’autres ne sont pas d’accord avec le caractère militariste du projet et réclament une version plus pacifiste, notamment marquée par une nouvelle inscription : “Aux enfants de Vénissieux victimes de la Grande Guerre”. L’argent de la souscription tarde aussi à rentrer, les habitants préférant attendre que les choix définitifs soient effectués avant de verser leur écot. Du coup, en mai 1921, le monument n’a toujours pas dépassé le stade du papier. Grave erreur : depuis la fin de la guerre, l’inflation a fait exploser son coût. L’ardoise dépasse désormais 50 000 francs, une somme hors de portée des finances de la ville. Les Vénissians doivent abandonner le projet de leur architecte, et se contenter de choisir un monument… sur catalogue. Parmi les centaines de modèles proposés par les sociétés spécialisées, le choix de la municipalité se porte sur celui d’une entreprise implantée près du cimetière de La Guillotière, l’Union des Travailleurs de la Pierre et du Marbre. Moyennant 37 000 francs, l’Union des Travailleurs élèvera un obélisque en pierre de Comblanchien, un calcaire de Côte-d’Or à l’aspect proche du marbre, coiffé d’un coq aux ailes déployées, et portant à sa base “la gravure des 160 noms des Morts”. La version retenue s’avère nettement moins va-t-en-guerre que le projet Virot. La décoration se résume à une couronne de feuilles, deux branches d’olivier et de chêne entrelacées, une croix de guerre, et l’inscription relativement neutre votée par le conseil municipal : “Aux enfants de Vénissieux morts pour la France”. L’épée, le bouclier, les obus, la gloire et la patrie ont disparu, mais la France et la croix de guerre demeurent. Quant aux branches, elles symbolisent à la fois la force (par le chêne) et la paix (par l’olivier). Et sont à l’image du ressenti de la population et du conseil municipal, partagés entre les sentiments patriotiques nés de la victoire contre l’Allemagne, et l’horreur provoquée par l’indicible boucherie de la Première Guerre mondiale.
Inauguré
dans l’intimité communale
Vient le jour de l’inauguration du monument, le dimanche 2 juillet 1922. L’on assiste alors à une prise de position sans ambiguïté. Après en avoir discuté en conseil, la municipalité “décide de donner à cette solennité un caractère d’intimité communale. Aucun personnage officiel ne sera convoqué, seules les sociétés locales seront invitées à y prendre part, avec participation des enfants des écoles”. En somme, point de militaires, point de religieux, point de députés ou de représentants du préfet. Ils se trouvent ainsi exclus de la cérémonie, alors qu’habituellement ils sont toujours les premiers mis en avant. Les Vénissians ne vont-ils pas trop loin ? L’on s’inquiète des réactions possibles. Mais l’exemple de Villeurbanne, ouvertement pacifiste, et d’un modeste village de la Drôme, rassure les élus. L’on restera donc entre nous. À 9 heures du matin, un cortège part de la place Sublet, enfants en tête, suivis du conseil municipal, des familles des morts, des anciens combattants, de la fanfare puis d’une foule immense, pour se rendre au pied du monument. Arrivés sur place, les enfants sont une fois de plus à l’honneur, en récitant des poésies. Puis vient le tour du maire, Louis Boyer, qui rappelle que les Poilus sont partis avec la conviction “que cette guerre serait la dernière et que leur postérité serait à jamais débarrassée de ce fléau”. La foule, profondément émue, s’écoule longuement, tandis que les fleurs pleuvent autour de l’obélisque. La presse, elle, reste pratiquement muette sur l’évènement. C’est à peine si le journal Le Nouvelliste l’annonce en cinq lignes, tandis que le Lyon Républicain l’ignore complètement. En guise de représailles ?
Sources : Archives municipales de Vénissieux, 1 M 199, 4 H 108/2 et registres des délibérations, 1915-1922. Archives du Rhône, 2 Mi 106 R 85 et 107 R 28.