Si vous vous promenez avenue de Pressensé, vous ne pouvez que constater, suite aux travaux du tramway, combien ce qui est enfoui peut soudainement réapparaître à la surface. Curieusement, cette constatation colle tout à fait à Alain Deppe, qui habite tout près de là. Ce monsieur, créateur avec quelques amis du Carré 30, le plus petit théâtre associatif de Lyon qui ne comprend que 36 places, aime se replonger dans le passé. Sa grande passion est de collectionner les vieux journaux, qu’il chine un peu partout, « dans les successions, chez les brocanteurs ». Principalement du XIXe siècle et de la première moitié du XXe.
« Ce n’est pas un hasard s’ils ont traversé le temps. Les gens ont gardé ces journaux parfois pour un article. Ils ont déjà été sélectionnés par l’Histoire et deviennent encore plus intéressants. Moi, j’en fais une deuxième sélection. »
C’est d’ailleurs à propos de l’un d’eux qu’il m’a demandé de passer le voir chez lui. Devant une tasse de café fumant, Alain déplie précautionneusement un exemplaire jauni du Journal de la femme, daté du 4 mars 1933. Il coûtait un franc.
En Une, sous le nom de la directrice Raymonde Machard, une féministe reconnue, s’étale une photo d’Adolf Hitler, la mine furieuse et le doigt tendu, sous le titre écrit en gothique : « Hitler et les femmes ».
« Je suis tombé sur ce journal épouvantable de 1933, reprend Alain Deppe, qui contenait, en première page, le début d’un article qui était presque une nouvelle. Son auteur, le journaliste Jean Botrot, est devenu écrivain et a été reconnu par le prix Albert-Londres. »
Sous la photo de une et avant le début dudit article, Raymonde Machard présente l’auteur, « Botrot, le benjamin des « coureurs du monde »(…) un des grands soldats du journalisme ».
Pourquoi Alain Deppe ressort-il ce texte passionnant, écrit effectivement comme une nouvelle, une histoire de drague entre le jeune journaliste dépêché à Kœnigsberg puis Berlin et deux jeunes Allemandes ? C’est que l’histoire se déroule pendant la campagne électorale qui va amener les nazis au pouvoir et que l’une des deux femmes est définitivement acquise à la cause des croix gammées. Au-delà du badinage amusant, le texte est fort et instructif. On apprend ainsi que, parmi leurs sources de financement, les nazis avaient créé des marques de tabac (Sturmcigarette), de cosmétiques (crème Hitler) et de rasoirs (« Allemagne réveille-toi »). Botrot décrit la misère qui frappe la République de Weimar, avec cette femme squelettique morte de faim, et cet engouement des Allemands pour ce nouvel homme fort, présenté par le journaliste comme une sorte de gourou maléfique, fascinant et fascisant. Il parle aussi du statut de la femme, cite les phrases misogynes des théoriciens du parti national-socialiste et s’étonne que les Allemandes puissent suivre aussi aveuglément Hitler et sa clique.
Des gadgets pour la propagande
« J’ai fait une adaptation théâtrale de cet article, reprend Alain Deppe, qu’on a jouée deux ans de suite au Carré 30 puis, en 1999, à la salle Victor-Hugo, dans le sixième arrondissement de Lyon, à l’occasion des cinquante ans du MRAP. On l’avait intitulée Une demi-journée particulière. Avec l’actualité et l’apparition du populisme un peu partout dans le monde — populisme qui me fait peur depuis cinquante ans —, je trouve qu’il serait dommage de laisser mourir cela. Le meeting d’Hitler que décrit Jean Botrot s’est tenu en juillet 1932. C’est un document, brut de décoffrage ! Il donne des détails qu’on ne peut s’imaginer, comme tous ces éléments de l’ordre du gadget que les nazis utilisent pour leur propagande. »
Alain Deppe aimerait qu’un metteur en scène s’intéresse à nouveau à cette adaptation de l’article de Botrot, ne serait-ce que pour permettre à quelques yeux de s’ouvrir. On ne peut s’empêcher de penser à cette fameuse citation du pasteur Niemöller : « Quand les nazis sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste. Quand ils ont enfermé les sociaux-démocrates, je n’ai rien dit, je n’étais pas social-démocrate. Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste. Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester. »
Alors, ne restons pas sans rien dire.