Le prélèvement à la source entre en scène à partir de ce mois de janvier 2019. Une nouveauté ? Pas vraiment, puisqu’il existait déjà avant la Révolution. Regard sur les impôts d’antan payés par les Vénissians.
Juillet 1737. Comme tous ses voisins, le laboureur Jean Comte s’apprête à finir ses moissons. Ses ouvriers venus lui prêter main-forte, des Savoyards et des Dauphinois descendus de leurs montagnes pour l’occasion, ont soigneusement dressé les gerbes de blé en tas réguliers, disposés ici et là. Chaque tas compte 16 gerbes, pas une de plus, pas une de moins. Puis l’on attend. Interdiction formelle de rentrer les moissons tant que l’envoyé de l’abbaye de Saint-Pierre, à Lyon, n’est pas venu prélever sa dîme. L’impôt dû à Dieu doit être payé « sur-le-champ » — autrement dit tout de suite, d’où l’origine de l’expression que nous utilisons encore. Comme prélèvement à la source, on ne saurait faire mieux : votre blé est sitôt moissonné, sitôt ponctionné ! Lorsque le collecteur de l’abbaye arrive enfin sur les terres du père Comte, il va de tas en tas, prenant à chaque fois une gerbe sur les 16, évidemment la plus belle du lot.
L’église étant passée, un employé d’Octavien de Chaponay, seigneur de Vénissieux, entre à son tour sur le champ. Lui a la main beaucoup plus lourde, puisqu’il prélève une gerbe sur sept au titre du « droit de tache » ou « champart », l’un des multiples droits seigneuriaux versées par les Vénissians. Avec ces fichues redevances, le père Comte n’a pas fini d’ouvrir les cordons de sa bourse. Bientôt, il versera à messire de Chaponay quelques pièces d’argent pour régler les « rentes et servis », un loyer perpétuel sur les parcelles qu’il détient ; d’autres encore s’il vend ou achète des terrains — les « lods et ventes », plus la « mainmorte » s’il lègue des biens à des cousins éloignés. Puis, deux à trois jours par an, il ira avec ses bœufs effectuer des corvées sur l’un des domaines du seigneur. Et il peut s’estimer heureux qu’à Vénissieux, il n’y ait ni pont ni moulin ni four à pain appartenant aux Chaponay, sans quoi il aurait aussi à payer pour leur utilisation. En fin de compte, le père Comte verse à l’église et à la noblesse plus de 20 % de ses revenus. Pour lui qui est un cultivateur aisé, les 80 % restants permettent de vivre en joignant sans crainte les deux bouts de l’an. Par contre, pour tous les petits paysans de la commune, ces multiples prélèvements accentuent leur pauvreté aussi sûrement qu’un nuage de sauterelles sur un champ africain.
L’ardoise, pourtant, ne s’arrête pas là. Le roi aussi, s’offre une part du gâteau. Chaque fois que vous mangez du sel, vous payez sa gabelle. Chaque fois que vous buvez du vin, vous lui versez des « aides ». Vous ne voulez que de l’eau ? Halte-là mon gaillard, l’on vous taillera quand même ! Depuis 1439, pour financer les dépenses militaires entraînées par la guerre de Cent Ans, les rois de France ont institué un impôt annuel payé par les roturiers : la « taille ». À partir de cette époque, les percepteurs de Vénissieux ont dressé une longue liste de tous les contribuables du village, le « rôle de taille ». Celui de 1738 forme un beau cahier d’un papier épais, presque chaud au toucher, sur lequel s’alignent 235 noms : ceux des Vénissians possédant des biens immobiliers dans la commune. Le premier de la liste est Pierre Sadin, suivi de quatre Thibaudon, de Jean Gillet et, un peu plus loin, de notre laboureur Jean Comte. Tiens, ici un garnement a dessiné un petit personnage dans la marge. Le coquin ! En face des noms figure le montant de l’impôt à payer — par exemple, 2 livres 18 sols 4 deniers pour l’artisan Jean Vachon. Ce chiffre n’est pas fixé au hasard et encore moins à la tête du client. Il a été calculé par des hommes élus par les chefs de famille, les « péréquateurs », à partir du cadastre de la commune, et repose sur votre patrimoine immobilier : plus vous détenez de parcelles, plus votre taille est élevée. Si vous n’en possédez aucune, vous ne payez rien.
En somme, le principal impôt royal s’avère relativement équitable. Sa modernité ne s’arrête pas là. Comme pour nous il n’y a pas si longtemps, il est payable en trois tranches. Chaque fois que vous versez un tiers de la taille, le percepteur dessine une croix en face de votre nom. Et lorsque vous avez payé le troisième tiers, il raye les croix pour signifier que vous ne devez plus rien. Une seule chose manque à cet impôt pour qu’il soit semblable aux nôtres : sur le rôle n’apparaissent ni les nobles ni les ecclésiastiques… Eux sont dispensés de payer la taille — le roi considère qu’ils versent déjà l’impôt du sang en temps de guerre, ou s’acquittent largement avec leurs prières. Seule concession à la justice fiscale, en Dauphiné la noblesse et le clergé règlent quand même la taille sur les biens acquis par leurs ancêtres depuis 1639. Autrement dit, trois fois rien. En 1695 le roi Louis XIV, conscient de cette profonde inégalité, et surtout soucieux de faire rentrer de l’argent dans ses caisses, invente la « capitation » : un impôt payable par tous les chefs de famille, quelle que soit leur condition sociale. Même son propre fils, le Dauphin, y est soumis ! Hélas, les rôles de capitation de Vénissieux ne sont pas parvenus jusqu’à notre époque. Dommage. Ils parlaient d’un temps où l’on se souciait pour la première fois, de faire contribuer les plus fortunés à l’effort fiscal du pays.
Sources : Archives de l’Isère, 2 C 318 (f° 1567, révision des feux de 1702) ; Archives du Rhône, 3 E 11470 (dîme de Saint-Pierre, 1783), E dépôt 214 (rôles de taille de Vénissieux, 1599-1738).
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