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Dernières volontés

Dans les archives du Rhône et de l’Isère, dorment des milliers de testaments passés par des Vénissians pendant plus de 500 ans. Une fenêtre ouverte sur leurs secrets de famille.

Dans les archives du Rhône et de l’Isère, dorment des milliers de testaments passés par des Vénissians pendant plus de 500 ans. Une fenêtre ouverte sur leurs secrets de famille.

Lundi 29 novembre 1706. En ce jour du règne de Louis XIV, le maréchal-ferrant de Vénissieux, Simon Blajot, sent sa dernière heure arriver. Depuis des semaines, il lutte contre une maladie qui l’affaiblit chaque jour un peu plus, et qui l’emportera bientôt dans la tombe. Aussi fait-il venir dans sa chambre le notaire du village, Jean-Baptiste Yvert, pour recueillir ses dernières volontés. Maître Yvert s’approche du lit, et se penche pour écouter la voix faible du vieux forgeron. En homme très croyant, Simon Blajot commence par faire le signe de la croix et à implorer le nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Puis son premier souci va pour le destin de son âme : pour lui permettre d’accéder plus rapidement au paradis, il demande que 18 messes soient dites par le curé du village. En remerciement de ces cérémonies, il lègue 30 sous pour acheter des beaux cierges ; ainsi ses amis penseront à lui lorsqu’ils brilleront dans la nuit. Enfin, le père Simon termine ses clauses pieuses en souhaitant que son corps soit enseveli à l’intérieur de l’église de Vénissieux. Un pauvre aurait demandé à être enfoui dans le cimetière, mais lui étant un personnage aisé, il entend que sa dépouille repose au plus près des reliques de saints conservées dans l’église. Qui sait, l’un d’eux interviendra peut-être auprès de Dieu, pour lui faire une meilleure place au ciel ?

Le forgeron reprend son souffle. Il lui reste à dicter au notaire les legs qu’il veut faire à sa femme et à ses sept enfants. À son fils Pierre, il donne une maison avec tous les outils et la forge qu’elle contient, plus une vigne et 12 chemises. À son fils Benoît, la somme de 245 Livres, quatre draps, deux nappes et 12 chemises, à payer lorsqu’il aura 25 ans ou qu’il se mariera. A ses filles Anne et Nicole, 180 Livres, des draps, des serviettes et un beau coffre en noyer, qu’elles recevront le jour de leurs noces. À ses filles Louis et Benoîte, il ne verse que 6 Livres, car elles ont déjà été gâtées lorsqu’elles se sont mariées. Enfin arrive le moment de désigner son héritier universel, celui qui recevra le reste de ses biens : Jean, son fils aîné, à charge pour lui d’héberger sa mère durant toute sa vie, et ses frères et sœurs jusqu’au jour où ils quitteront la demeure familiale. Le notaire félicite le vieux forgeron. Il s’est montré généreux envers tous ses enfants. S’il avait vécu quelques générations auparavant, sans doute en aurait-il été autrement. La preuve : le 31 août 1506, le notaire de Vénissieux reçoit le testament du forgeron Jean de Mallière. Par cet acte, Mallière lègue 20 pièces d’or à chacune de ses deux filles, et à sa femme… les fruits du jardin et une pension d’à peine 10 sous. Quant à son unique fils, Pierre, il reçoit l’ensemble de ses biens : sa maison, sa forge, et toutes les terres de son domaine. Autrement dit, le fils emporte le gâteau, tandis que ses sœurs et sa mère n’ont droit qu’à des miettes. Avare, ce Jean de Mallière ? Non. Déjà beau qu’il ait légué des pièces d’or à ses filles ! Bien d’autres se seraient contentés de leur verser 5 sous, le minimum pour ne pas les déshériter. En agissant ainsi, il applique les usages que l’on pratique en son temps en Dauphiné et dans tout le sud de la France, qui privilégient le fils aîné au détriment des cadets et des filles — les hommes de loi appellent cela « le système préciputaire ». Totalement injuste pour les plus jeunes des enfants, il permet de maintenir le rang d’une famille de génération en génération, sans voir son patrimoine éclater du fait des partages entre une foule d’héritiers. Il ne reste plus aux exclus de l’héritage qu’à partir du foyer paternel, et à s’établir dans d’autres villages ou à Lyon. Un départ qui n’est pas forcément synonyme de déchéance sociale : dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, le fils d’un tailleur d’habits de Bourg-d’Oisans, François Viennay-Pachot, écarté de l’héritage paternel, émigra en Canada et fit fortune dans le commerce de fourrures et de poissons avec la métropole, au point de s’acheter trois seigneuries et de voir ses enfants anoblis ! Pour lui, l’histoire du Chat Botté était devenue réalité : il n’avait pas reçu le moulin, comme le fils aîné du meunier dans le conte, mais la pauvreté du dernier né, qu’il sut dépasser par son talent, et sortir d’une voie toute tracée.

Arrive la Révolution française, qui abolit le système préciputaire et généralise le partage égalitaire entre héritiers. Catastrophe en Dauphiné ! Des siècles de droit d’aînesse volent en éclats. Comment va-t-on faire désormais pour protéger les biens de la famille ? À Vénissieux, où les pratiques successorales avaient précédé la loi depuis belle lurette, le passage au nouveau régime se fit sans trop de mal. Témoin le tonnelier Antoine Belmont, qui le 18 août 1796, après avoir légué l’usufruit (les revenus et l’utilisation) de la moitié de ses biens à sa femme, divisa sa succession en parts égales entre chacun de ses six enfants, filles comme garçons. En somme, il appliqua à peu de chose près notre système actuel, qui permet au testateur de disposer librement d’une petite partie de ses biens, et partage équitablement le reste de son patrimoine entre son conjoint et tous ses enfants. Telles seront probablement vos dernières volontés.

Sources : Archives de l’Isère, 3 E 422. Archives du Rhône, 3 E 11448 et 11482.

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