La population de Vénissieux compte aujourd’hui de nombreuses personnes d’origine immigrée. Phénomène récent, né aux 20e et XXIe siècles ? Pas du tout. Il existe depuis une éternité.
17 février 1789. Malgré un hiver extrêmement rigoureux, la noce a rempli l’église d’une foule d’amis. Ce jour-là, Marin Baule, un maçon venu d’un village des montagnes du Puy-de-Dôme, Saint-Avit, épouse la fille d’une très ancienne famille vénissiane, Anne Garappon. On imagine le bonheur du marié. Pendant longtemps, il a effectué chaque année le trajet depuis l’Auvergne pour travailler sur des chantiers de notre commune, avant de retourner chez lui à l’approche de l’hiver. Puis, son carnet de commandes étant bien rempli, il s’est fixé à Vénissieux vers 1786. En 1788, le voici par exemple qui construit une maison pour un paysan du Moulin-à-Vent, et une grange pour un autre – deux beaux chantiers, à quelques mois d’intervalle. Son avenir étant assuré, il peut à présent fonder une famille. Anne Garappon lui en fournit l’occasion. Sitôt marié, le jeune maçon emménage dans la maison de sa belle-mère. L’Auvergnat d’hier devient ainsi un Vénissian, et s’intègre aux autres habitants du village, comme s’il en avait toujours fait partie.
Cas isolé que le sien ? Absolument pas. En ces années 1780, entre un quart et un tiers des mariages unissent une personne originaire d’une autre paroisse, voire d’une autre province. La plupart des migrants proviennent des villages de la plaine de Lyon ou du nord-Isère, comme François Neymoz, originaire de Veyrins-Thuellin, près de Morestel. D’autres arrivent de Savoie, à l’époque un pays étranger, comme « Claudine Cler, de la paroisse de Champagneux en Savoye, résidente de cette paroisse depuis de longues années ». Il en descend aussi des monts du Lyonnais, à l’image de Clément Pinay et de Claude Besson, venus d’Orliénas et de Duerne, tous deux mariés en 1778. Enfin, l’on voit parfois passer des « étrangers » arrivés du diable-vauvert, tel ce sculpteur établi à Vénissieux en 1759, Henri Buttavant, originaire de « Veaux en Bresse », qui épouse une demoiselle née à Cusset, dans l’Allier.
Fortunes diverses
Ces nouveaux venus doivent parfois montrer patte blanche avant de pouvoir s’installer chez nous, surtout lorsque personne ne les connaît. Et s’ils étaient des vagabonds, semant des dettes dans toutes les maisons, avant de repartir vers d’autres proies ? Ou, pire, auraient-ils commis un crime dans leur patrie d’origine ? En 1783, François Rivière, qui n’a pourtant fait que quelques kilomètres depuis son village de Fontaines-sur-Saône, l’apprend à ses dépens. Pour pouvoir se marier à Vénissieux, il est obligé de produire une lettre de son curé attestant qu’il est un bon garçon : « Monsieur et Cher Confrère, François Rivière mon paroissien, vous a dit vray en vous disant que depuis de longues années il étoit sorti de Fontaine ; il appartient a une famille très honnete ; sa mère qui est veuve, est une des braves femmes de ma paroisse qui se réjouit de l’établissement de son fils ». Le stade de la méfiance étant passé, les migrants doivent encore réussir leur intégration dans la société vénissiane. Commence alors pour eux un long chemin de croix, fait de travail acharné, de salaires de misère, de logements précaires, de privations, surtout s’ils ne sont que des ouvriers agricoles ou des domestiques situés tout en bas de l’échelle sociale. Pourtant pourvu d’un bon métier, le serrurier Jacques Hourtin ne dépasse pas le stade de la pauvreté. Venu de Lyon, il loue une petite maison à Vénissieux et ne possède pour tous biens qu’une marmite, « un mauvais lit garni d’une mauvaise couverte et de rideaux hors de service », une table en sapin, les outils de son métier, et en guise d’habits « une mauvaise paire de souliers et deux mauvais justaucorps tout déchiré ». Il meurt en 1762 à l’hôpital de la Charité, à Lyon, comme un miséreux.
Maçons du massif central
L’ascension sociale n’est pas pour autant fermée aux nouveaux arrivants. Au 18e siècle, Vénissieux bénéficie d’une forte expansion économique qu’incarne son chef-lieu, en pleine croissance, et surtout le nouveau quartier du Moulin-à-Vent, où pullulent les migrants. La réussite de Jean Deschamps en témoigne. Né en 1742 à Saint-Pierre-de-Chandieu, Deschamps arrive à Vénissieux à la fin des années 1770 et commence par louer une forge pour exercer son métier de charron. Après avoir fait ses preuves, il épouse en 1782 la fille d’un aubergiste, Anne Laffay, qui lui apporte une jolie dot de 850 livres, équivalente à plusieurs années de salaire. Un an plus tard, en 1783, le couple s’achète une maison en bordure des Minguettes, à La Corsière, moyennant la coquette somme de 1 200 livres. Sa description nous est parvenue : buffet, armoires, commodes, grand lit « à la duchesse » (avec des rideaux), le tout en noyer, sans compter des assiettes en faïence, des habits de couleur et un atelier on ne peut mieux équipé, respirent une petite aisance. Le parcours de Blaise de Villette s’avère encore plus brillant. Arrivé d’un village de la Creuse en 1761, ce maçon réussit en une trentaine d’années à acheter six maisons, et à se retrouver en 1790 aussi riche qu’un bourgeois, avec 7 000 livres de biens. De quoi susciter bien des vocations ! Et de fait, les maçons du Massif central vinrent par dizaines chercher fortune dans notre commune. En somme, le Vénissieux d’antan se révèle aux antipodes d’un village replié sur lui-même, avec des habitants se mariant tous entre eux et ne s’éloignant jamais des horizons familiers. La migration faisait aussi partie du quotidien de nos prédécesseurs d’il y a deux ou trois siècles, et sans doute depuis bien plus longtemps encore.
Alain Belmont
Sources : Archives départementales du Rhône, 3 E 11447 à 11495. Archives municipales de Vénissieux, registres paroissiaux de 1781 à 1789.