Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot décortiquent la grande bourgeoisie depuis trente ans. La violence des riches, ouvrage paru en 2013, a été adapté pour la scène par la compagnie Vaguement compétitifs. Expressions a rencontré les deux sociologues avant la représentation donnée récemment au Théâtre de Vénissieux.
Qui sont les riches ?
En 2017, on était assujetti à l’ISF [impôt de solidarité sur la fortune] à partir de 1,3 million d’euros de patrimoine. Mais la grande richesse est très dispersée. Ainsi, le patrimoine de l’homme le plus riche du pays, Bernard Arnault (47 milliards d’euros), est 400 fois supérieur à celui de la 500e plus grande fortune de France, Alain Afflelou, dont la richesse personnelle est tout de même de 120 millions d’euros ! Dans le monde du salariat, il n’y a pas de tels écarts.
La richesse est-elle seulement économique ?
Non, elle est multidimensionnelle. Les riches ont beaucoup d’argent, mais aussi un capital social qui s’obtient par l’appartenance à des cercles fermés où l’on entretient des relations qui apportent beaucoup de pouvoir. Elle s’accompagne d’une richesse symbolique : leur corps est un « corps de classe », svelte, sportif, droit. Leur demeure, classée monument historique, est emplie d’oeuvres d’art héritées ou acquises, leurs enfants étudient dans les meilleures écoles…
De quelle violence parlez-vous ?
Ce n’est pas celle des coups de poing, mais celle qui permet la distribution d’énormes dividendes en même temps que le licenciement de ceux-là mêmes qui les ont permis par leur travail. Celle qui autorise des rémunérations pharaoniques en millions d’euros et des revalorisations du SMIC en centimes. Qui organise la mise au chômage par les délocalisations… Qui produit une forme d’esclavagisme dont on n’a pas conscience, parce que c’est en nous faisant consommer qu’on nous soumet. Cette violence-là s’intensifie.
Vous ne parlez plus de « lutte » mais carrément de « guerre des classes »…
Classiquement, elle oppose les détenteurs de la propriété économique et ceux qui n’ont que leur force de travail pour vivre. Mais désormais sans contre-pouvoir, le système économique prédateur du néolibéralisme s’est étendu sur toute la planète, qu’elle met en danger, et procède à la marchandisation de tout ce qui tombe dans ses mains : les ressources agricoles, l’énergie, les biens communs, la santé… Ce système fait des millions de morts dans les classes dominées. Si ce n’est pas une guerre, qu’est-ce que c’est ?
Quelles sont les armes de cette guerre, et sur quels champs de bataille se déroule-t-elle ?
Ce sont des armes économiques, idéologiques, médiatiques. L’une de ces armes est l’évasion fiscale. Si les riches payaient tous leurs impôts, 80 milliards d’euros entreraient chaque année dans les caisses de l’État, il n’y aurait plus ce déficit public qui sert de justification au « serrez-vous la ceinture ». Les champs de bataille sont multiples. Sous nos yeux, il y a celui des villes, où les classes sociales sont territorialisées, soigneusement séparées. Dans notre livre Panique dans le 16e, on décrit l’extrême violence verbale et physique dont font preuve les grands bourgeois des « beaux quartiers » parisiens pour empêcher l’installation d’un centre d’hébergement provisoire près de chez eux, un projet mené par le maire adjoint au logement Ian Brossat, un communiste, l’horreur incarnée !
La grande bourgeoisie est-elle la dernière classe sociale consciente d’elle-même ?
C’est en effet un groupe très homogène socialement, où la conscience d’appartenir à une classe à part est très forte. Une aristocratie de l’argent, une caste de privilégiés, qui se transmet le pouvoir de génération en génération comme sous l’Ancien Régime. Et qui exige l’individualisme pour les classes dominées mais fonctionne sur le mode collectif à son profit.
En trente ans, quelles évolutions avez-vous observées dans la grande bourgeoisie ?
Dans cette période, elle a connu une évolution économique et idéologique extraordinaire. Depuis la révolution industrielle, sa fortune provenait surtout de la production de biens. Dans les Trente Glorieuses, on a une espèce de capitalisme paternaliste lié à l’État providence, qui doit quand même tenir compte de l’influence du mouvement ouvrier, des syndicats, des partis progressistes. Après la chute du mur de Berlin, on est passé à un néolibéralisme débridé, prédateur à l’échelle de la Terre entière ! On n’achète plus une usine pour fabriquer, mais pour faire du cash quand on la revend.
Je ne vais pas vous faire le coup du « que faire ? » mais retourner l’affirmation de Margaret Tatcher : « y a-t-il une alternative » ?
Il faut faire comme les riches : défendre nos intérêts collectivement ! Nous devons cesser d’accepter l’inacceptable ! La situation est trop dramatique pour se permettre la division de la gauche. Laquelle doit assumer une position anticapitaliste, dire les choses clairement, sans tourner autour du pot, affirmer qu’il y a bien un rapport antagonique de classes.
Propos recueillis par François Toulat-Brisson
Derniers ouvrages parus :
Les prédateurs au pouvoir. Main basse sur notre avenir, Textuel, 2017
Panique dans le 16e ! Dessins d’Etienne Lécroart, La ville brûle, 2017