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« Moi, Günther Raeder, prisonnier de guerre à Vénissieux… »

En mai dernier, Expressions avait raconté l’histoire oubliée du camp de prisonnier de guerre allemands situé entre Vénissieux et Saint-Fons. Aujourd’hui âgé de 92 ans, l’un de ces prisonniers témoigne.

L’Histoire, avec une majuscule, est faite de millions d’histoires minuscules… Telle celle de Günther Raeder, qui a fait trois ans de guerre en Normandie et sur le front de l’Est et trois ans de captivité dans le Rhône.

Un camp oublié
Chaque mois dans Expressions, l’historien Alain Belmont raconte le Vénissieux d’autrefois, qui dort à l’abri des archives municipales ou départementales. Il réveille des noms, des visages et des voix éteintes, révèle des lieux disparus ou méconnaissables. Le 3 mai dernier, lors d’une incursion en histoire contemporaine, il rappelait « L’histoire oubliée du camp de prisonniers de guerre allemands » installé près des voies ferrées entre Vénissieux et Saint-Fons entre 1944 et 1948.

Coïncidence
Au même moment, en Allemagne, sur les bords du Rhin, Ellen Raeder et son père Günther classent les archives personnelles du vieux monsieur de 92 ans. Derrière deux petites photos en noir et blanc, une annotation : « Vénissieux Saint Fons 1948 ». Intriguée, Ellen écrit tels quels ces mots dans la barre de recherche de Google. Et tombe directement sur le site d’Expressions, où l’article d’Alain Belmont est en ligne. À l’arrière-plan de la photo qui illustre l’article (archives CICR), on distingue la structure d’un château d’eau également présent sur l’une des photos de son père.

 

Ci-dessus, l’entrée du « dépôt de PGA 141 » photographiée par Günther Raeder en 1948.

Une rencontre
Ellen, mariée à un français, vit en Savoie, où son père les rejoint pour les vacances. Fin juin, elle a proposé à Expressions de rencontrer Günther, pour recueillir son témoignage, donner un visage à cette histoire de camp oublié. Le 13 juillet, nous avons donc rencontré à Chambéry l’un des derniers témoins vivants de cet épisode. Évidemment, il n’est pas question de dresser le portrait d’un « héros », il n’en présente aucune des caractéristiques. Du « mauvais côté » pendant la seconde guerre mondiale de par sa naissance, il nous a dit n’avoir participé à aucune exaction lors du conflit. Il nous a dit aussi que sa famille, agriculteurs dans la campagne rhénane, n’était pas fanatisée par le nazisme. Que son père avait retardé autant que possible son incorporation en 1943 dans une armée confrontée aux prémisses de sa défaite et qui se conduira encore plusieurs années avec la cruauté d’une bête aux abois. Nous n’avons pas pu consulter ses papiers militaires et c’est sur sa parole donnée que nous nous sommes basés pour raconter l’histoire suit. Celle d’un prisonnier d’après-guerre dans le Rhône.

Histoire d’un soldat
À 18 ans, en 1943, Günther Raeder est incorporé dans un régiment d’artillerie de la Wermarcht. D’abord stationnée en France (Lisieux, Bordeaux, Dax, Marseille…), il est en Pologne au printemps 1944, puis revient en Normandie, à Caen et Falaise, un mois après le Débarquement. Günther Raeder résume les terribles combats dans le Cotentin par un euphémisme lapidaire : « Beaucoup de pluie, beaucoup de bruit »… Blessé à la tête, il est évacué à Coblence pour être soigné. Une blessure providentielle, qui lui évite le déluge de fer et de feu de l’opération Cobra et les très durs combats de la « poche de Falaise ».

D’Ouest en Est
Il rejoint ensuite son unité, affectée de nouveau sur le front de l’Est début 1945. Son régiment recule à mesure que l’Armée Rouge progresse. De Budapest à Prague, de Vienne à Linz, en Autriche. C’est là qu’il se rend finalement aux troupes américaines, le 8 mai 1945, le jour même de la capitulation de l’Allemagne nazie. « Il s’en est fallu de peu que je sois capturé par les Soviétiques, de l’autre côté du Danube. J’avais à peine franchi le fleuve que le pont sautait ».

Le camp de la famine
« Les américains nous ont emmenés dans un camp aménagé peu de temps auparavant, à Bretzenheim, se souvient Günther Raeder. Il y avait plus de 100 000 détenus, la plupart entassés sans abri. Les américains ne s’attendaient pas à faire autant de prisonniers, et il n’y avait pas assez à manger. En août, je ne pesais plus que 55 kg, pour 1 m 88. De nombreux prisonniers mourraient de faim, ou bien mourraient de manger trop et trop vite lorsque du ravitaillement arrivait enfin. Ce lieu a été surnommé le camp de la misère, moi je l’ai appelé « die Hungersnot Lager », le camp de la famine. » En juillet 1945, les forces françaises d’occupation prennent la gestion du camp, où les conditions de détention s’améliorent.

Direction Lyon
Aux termes d’un accord sur l’utilisation des prisonniers de guerre allemands dans les ex-pays occupés, Günther Raeder est envoyé en France le 5 mars 1946. « Nous étions 40 par wagon de marchandises. Je ne sais pas combien il y avait de wagons. Le voyage a été long. On est arrivé à Lyon le 7 mars, puis envoyés tout de suite au camp de Thol (à Neuville-sur-Ain, NDLR). On était là pour participer à la construction du barrage de Génissiat, sur le Rhône ».

Ci-dessus : le certificat médical établi par le médecin-chef du camp de Thol, exemptant G Raeder de travaux pénibles.

Génissiat
Le chantier gigantesque de ce qui sera le plus grand barrage d’Europe lors son inauguration en 1948, comptera jusqu’à 3 000 ouvriers. Parmi eux, des français, mais aussi de nombreux travailleurs étrangers : italiens, espagnols, nord-africains et vietnamiens ainsi, donc, que quelques prisonniers de guerre. Les conditions de vie dans le camp de Thol et sur le chantier étaient très dures, se souvient Günther Raeder. « On nous donnait 300 gr de pain et une soupe chaude par jour. Il y a eu quelques tentatives d’évasion. Ceux qui avaient essayé étaient souvent victimes d’un accident du travail, ensuite… C’était vite fait de faire une chute mortelle, les échafaudages étaient très hauts et il n’y avait pas beaucoup de protection… » Günther Raeder se souvient qu’ils étaient parfois gardés par des soldats d’origine marocaine. « Un jour, l’un d’entre eux m’a dit, « vous savez, vous êtes prisonniers, mais nous aussi“… Mais la plupart du temps, c’est la Légion étrangère qui nous gardait. Régulièrement, ils nous proposaient de nous engager pour aller en Indochine ».

Arrivée à Saint-Fons
En février 1947, il arrive au « dépôt de prisonniers de guerre n°141 », à cheval sur les communes de Vénissieux et Saint-Fons. Les conditions changent du tout au tout. « Les baraquements étaient propres, on dormait sur des matelas de paille, il y avait des visites médicales régulières, des offices religieux. Surtout, la nourriture était correcte, à cette époque : je suis revenu à 76 kg ! » Chaque matin, constitution des « kommandos » de travail. « Après l’appel, on était désigné et on partait en camion, sans savoir ce qu’on allait faire. En fait, on faisait de tout : du terrassement, des routes, de la peinture, du nettoyage, j’ai même fait la cuisine ! On était amené le matin à 8 heures sur le chantier et on était ramenés le soir. J’avais 22 ans, j’étais costaud, le travail ne me faisait pas peur ». Pas de sorties en ville, évidemment. « De toutes façons, on n’était pas payé, alors… »
Les prisonniers peuvent correspondre avec leur famille et recevoir des colis. En Allemagne, on incite les jeunes filles à écrire aux prisonniers retenus à l’étranger. C’est d’ailleurs ainsi que les premiers contacts entre Günther et sa future épouse se sont noués.

L’une des photos retrouvées dans les archives personnelles de Günther Raeder. Au verso est griffonnée la mention « Saint-Fons ».

Maraîcher à Tassin
Nouveau changement au printemps 1947 : fils de paysan, Günther Raeder, est envoyé travailler chez un maraîcher de Tassin-La-Demi-Lune, M. Rigard. Il y est logé, nourri et blanchi. Et même payé, « 300 Francs par mois », croit-il se souvenir. il y restera jusqu’en août 1948. « Ça a été la meilleure période. J’étais habillé en civil, je travaillais la terre, je mangeais à la table de la famille, j’ai même gardé un très bon souvenir de la Saint Sylvestre 1947 ! Le dimanche, je retrouvais d’autres prisonniers allemands et on allait au cinéma. Je vivais en homme presque libre ! » Presque. « Le plus dur, c’est de ne pas savoir quand la captivité va finir. Ma famille me manquait. Un condamné sait combien de temps va durer sa peine, pas un prisonnier de guerre ». Fin août 1948, l’administration lui annonce sa libération prochaine. Il lui faut toutefois réintégrer le camp de Vénissieux Saint-Fons pour les formalités.

Günther Raeder (à droite) pose à Tassin avec un autre prisonnier de guerre allemand, dont le pantalon est annoté PG. Photo archives personnelles de G Raeder.

Retour à Vénissieux Saint-Fons
Des formalités qui vont durer deux mois… Dans une lettre à sa future femme, datée du 29 août, Günther Raeder raconte « tout va bien, bonne ambiance dans la baraque, un haut-parleur joue le soir de la musique et nous pouvons voir des films. La nourriture est bonne et si on a de l’argent on peut acheter ce que l’on veut. On nous annonce qu’on va être libéré dans les semaines à venir, je vais être examiné par un médecin qui décidera de mon sort. » Un mois plus tard, le 22 septembre, il est encore là mais prévient : « C’est ma dernière lettre car je vais être enfin libéré. Je partirai le 4 octobre. » En fait, le voyage vers l’Allemagne durera plus longtemps que prévu : « il y a eu une grève des cheminots en solidarité avec celle des mineurs de charbon, et le train a été arrêté pendant deux jours en pleine campagne, je ne sais plus où ».

Une histoire en héritage
En octobre 1948, il retrouve la ferme familiale, à Armsheim, dans le land de Rhénanie-Palatinat, six ans après l’avoir quittée. Dans les années qui ont suivi, il a repris le domaine viticole. « Comme beaucoup d’Allemands de sa génération, il ne parlait jamais de la guerre et de sa captivité, confie sa fille Ellen. Il disait juste qu’il avait eu de la chance d’être prisonnier en France. Il aura fallu cet article dans Expressions et votre venue pour que nous en sachions plus sur cette période, avant qu’il ne soit trop tard. Lui se demande pourquoi ça nous intéresse tant, mais cette histoire, elle fait aussi partie de notre héritage ! »

Photos couleurs : © Yves Berdou

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