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Aux racines de la migration algérienne

La communauté d’origine algérienne de Vénissieux a aujourd’hui cent ans. Elle puise ses racines dans des villages de Kabylie, et passa par des débuts bien éprouvants.

Printemps 1926. Mouloud Ben Saïd Chalmi se présente au bureau du recensement militaire. Il vient d’atteindre 20 ans et est donc mobilisable pour partir à la guerre, s’il le faut. Un sous-officier l’interroge sur son parcours et ses aptitudes. Il est né au village de Bouzouar, situé sur la commune de Draâ-El-Mizan, près de Tizi-Ouzou, à 100 kilomètres au sud-est d’Alger et en pleine montagne de Kabylie. Il a franchi depuis peu la Méditerranée et a trouvé un emploi de manœuvre aux usines Berliet. Il habite près de l’usine, rue Paul-Bert, dans un ensemble de baraques que l’on appelle alors « le cantonnement Berliet ». Les questions du sous-officier fusent comme des balles de mitrailleuse. Sait-il monter à cheval ? Conduire une charrette ? Faire de la bicyclette ? Nager ? Lire ? Écrire ? Jouer d’un instrument de musique ? Piloter un avion ? La dernière a dû faire sourire le jeune Mouloud, tout droit descendu de son bled si lointain. À toutes les questions, il répond non, mais précise que son frère aîné est mort pour la France durant la Première Guerre mondiale.

Mouloud Chalmi n’est pas le premier Algérien à vivre à Vénissieux. De 1916 à 1918, plusieurs milliers d’hommes nés sur l’autre rive de la Méditerranée sont venus comme lui travailler dans les usines Berliet, à l’Arsenal, dans la société des Électrodes ou dans la fabrique de poudres Planche. La moitié était des militaires mobilisés pour les besoins de la guerre, tandis que l’autre moitié était composée de civils employés comme « travailleurs coloniaux », que l’on avait attirés en France en leur promettant des salaires mirifiques, et peut-être aussi en leur forçant un peu la main… Une fois la guerre terminée, presque tous sont rentrés en Algérie, mais un petit groupe est resté à Vénissieux, préférant garder leur emploi dans leur ville d’adoption plutôt que de retourner au pays, où parfois la faim les attendait. Ce sont ces hommes, arrachés au bled par la guerre, qui ouvrirent la voie de la migration algérienne.

Année après année, le petit groupe des débuts s’étoffe. En 1927, ils sont trois à passer par le recensement militaire, Mohammed Akouche, Lounès Chemoun et Mohammed Dahmani, et trois encore en 1928. Avec une caractéristique commune : tous sont nés à Draâ-El-Mizan, cette commune de Kabylie d’où était venu Mouloud Chalmi. Peut-être ont-ils suivi les conseils de leurs aînés déjà installés à Vénissieux depuis plusieurs années. Ou bien ils ont été recrutés par un représentant des usines de notre ville, chargés de jouer les rabatteurs de main-d’œuvre, alors que la France saignée par la Grande Guerre manque cruellement de bras, et fait venir par flots entiers des migrants d’Espagne, d’Italie et donc pour partie aussi d’Algérie. En 1936, à l’époque du Front Populaire, la petite communauté algérienne atteint ainsi 106 personnes à Vénissieux, hommes, femmes et enfants confondus. C’est encore bien peu pour une ville de 16 222 habitants : seulement 0,7 % de la population. Bien peu aussi au regard des Espagnols et des Italiens, qui sont près de 5000, soit le tiers de la ville.

Ces Algériens de 1936 viennent pour une quarantaine d’entre eux de Draâ-El-Mizan, qui s’impose ainsi comme le berceau de la communauté. Mais les provenances s’étendent désormais à tout le nord de l’Algérie, avec des personnes originaires des environs de Constantine, d’Alger, de Tipaza, de Biskra même, aux portes du Sahara, ou encore de « Colbert », Aïn Oulmène aujourd’hui, une commune située à 30 kilomètres de Sétif. Sétif, d’où partiront au cours des années 1960-1970 l’essentiel des migrants vénissians. Venus pour la quasi-totalité sans aucune formation, ils exercent presque tous la profession de manœuvre, autrement dit d’hommes à tout faire, portant de lourdes charges, servant les machines du matin jusqu’au soir, dans la chaleur, la crasse et le bruit, chez Berliet essentiellement ou encore chez Maréchal, à l’Arsenal ou aux chemins de fer, le tout pour un salaire de misère. Mais déjà beau quand ils échappent au chômage, qui frappe 10 % d’entre eux, victimes de la crise économique commencée aux États-Unis en 1929.

La pauvreté serait-elle une fatalité pour ces migrants d’hier ? Pas forcément. Certains, un peu mieux lotis grâce à un métier qualifié, se marient et fondent une famille. Ainsi Amar Kettal, miroitier chez Berliet, qui vit boulevard Laurent-Gerin avec son épouse Oria, immigrée espagnole. Quant à Ahmed Kettal, polisseur chez Berliet, il habite chemin des Balmes avec sa femme Julie. Le couple a quatre enfants, qui à une exception près portent des prénoms français : Gisèle, Hélène et Maurice. Signe d’une rapide intégration ? Peut-être. À moins que l’officier d’état civil ait refusé d’inscrire des prénoms à consonance algérienne, et les ait forcés à choisir parmi les noms de saints portés sur le calendrier ! Les mariages entre migrants et Vénissianes prouvent donc que la route des hommes venus du bled n’est pas toute tracée à l’avance. Leur appartenance à des associations également : en 1928, le jeune Ahmed Abed se distingue par une intense pratique sportive — il sait nager, monter à cheval, fait du vélo et surtout du foot, tandis que son conscrit Amar Kettal s’adonne à la gymnastique.

Reste que le sort du plus grand nombre n’a rien de reluisant. Faute d’argent, ils restent célibataires toute leur vie et s’entassent dans des « garnis », des pièces aux couleurs de taudis où ils couchent à plusieurs sur des paillasses, avec un robinet dans la cour en guise de salle de bains. Ainsi en 1936, 28 Algériens, tous manœuvres chez Berliet, vivent en garni au 138 rue Victor-Hugo, et 6 encore au numéro 18 de la rue ; au 14 rue Parmentier, on en compte 8 dans « un garni possédé par Lafay ». Et la liste ne s’arrête pas là. Le maire de Vénissieux a beau intervenir sans cesse contre ces « locaux insalubres où sont logés en trop grand nombre des ouvriers nord-africains », rien n’y fait. En 1925, il effectue même une inspection en règle au 19 avenue Jean-Jaurès, près de la place Léon-Sublet, révolté par les immondices entassées dans la cour et les conditions de vie de la douzaine de migrants occupant les lieux ; il ordonne au propriétaire de « faire cesser un état de choses scandaleux et dangereux pour la salubrité et l’hygiène publique ». En pure perte : les locataires prennent la défense de leur marchand de sommeil, et écrivent au préfet pour se plaindre de l’attitude du maire ! Le mal ne fait que s’accroître au cours du temps, les bidonvilles s’ajoutant bientôt aux garnis. En 1953, ce sont désormais 524 Algériens qui vivent en garnis ou « dans des locaux impropres à l’habitation (caves, greniers, baraques en bois ou vieux wagons) », nous dit l’historien Maurice Corbel. Il faut attendre les années 1960 pour que leur logement s’améliore enfin, avec l’ouverture d’un foyer Sonacotra destiné aux ouvriers célibataires et, surtout, avec la construction de la ZUP des Minguettes.

Sources : Archives municipales de Vénissieux, 1 H 72/2, 7 F 56/1 et 1 F 35. Archives du Rhône, 5 M 119 et 248 W 366.

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