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Quand Lyon faillit avaler Vénissieux

Et si Lyon annexait Vénissieux ? De la science-fiction ? Pas tant que cela. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, la ville des canuts tenta le coup à deux reprises.

Comme Vénissieux, Villeurbanne aussi faillit passer sous pavillon lyonnais. Francis de Pressensé, député socialiste de la circonscription, avait mis toutes ses forces et son autorité à combattre la tentative d’annexion.

 

L’affaire a éclaté comme un coup de tonnerre dans un beau ciel d’été. En février 1874, le Conseil municipal de Lyon annonce son intention d’annexer une grande partie de Caluire, l’ensemble de Villeurbanne et tout le nord et l’ouest de Vénissieux : le hameau de Parilly, celui du Moulin-à-Vent et le quartier de Saint-Fons, qui n’était pas encore à l’époque érigé en commune indépendante. En somme, notre grande voisine s’approprierait « la moitié du territoire de la commune de Vénissieux ». Ben voyons ! Le Lyon se comporte comme un fauve, en voulant croquer les proies à sa portée. Ce n’est pas la première fois qu’il a de telles velléités. En 1852, l’animal a déjà annexé Vaise, La Croix-Rousse et La Guillotière, et depuis, il a multiplié les tentatives pour repousser plus loin ses frontières. La démarche est dans l’air du temps, Lyon ne faisant qu’imiter les principales villes du pays, toujours soucieuses de s’agrandir : ainsi à Paris, les communes de Vaugirard, de Montmartre, de Belleville, de La Villette et bien d’autres encore, sont venues grossir en 1860 les arrondissements de la capitale. En tout, 23 communes de la banlieue parisienne en ont fait les frais. En ne visant que Caluire, Villeurbanne et Vénissieux, Lyon reste donc raisonnable…

Évidemment, les Vénissians ne l’entendent pas de cette oreille. En avril 1874, le conseil municipal, considérant « que le projet d’annexion démembre la commune, prend son sol et ses habitants et, partant, diminue ses ressources ; considérant que les avantages de l’annexion sont nulles et que ses inconvénients sont manifestes, proteste énergiquement à l’unanimité ». Les habitants vont dans le même sens que leurs élus, comme le prouve le score sans appel de l’enquête officielle : « 4581 oppositions contre 3 adhésions ». Il est hors de question que les annexés soient soumis à la fiscalité lyonnaise, plus élevée qu’à Vénissieux, ni qu’ils supportent l’endettement de la grande ville, et qu’on les arrache à la commune dans laquelle eux-mêmes et leurs ancêtres ont toujours vécu. L’affaire est soumise à l’avis du Conseil général. Et là, le lion se heurte à un os. Les autorités départementales s’opposent à l’annexion, en pointant le fait que Lyon n’en retirerait rien et que ses arguments ne valent pas tripette : « la population de Lyon peut encore tripler en nombre avant que la nécessité d’agrandir cette ville se fasse sentir ; que rien jusqu’ici n’explique ni ne légitime l’agrandissement de son territoire ». L’affaire est enterrée, le lion retourne à sa tanière.

Victor Augagneur, le maire de Lyon, évoque le besoin impératif de contrôler une banlieue où la pauvreté et la saleté font courir un risque permanent d’épidémie sur les beaux quartiers !

Pas pour longtemps. En 1902 le maire de Lyon, Victor Augagneur, sort un nouveau projet d’annexion. Cette fois, la bête est déchaînée et réclame tout Villeurbanne, la partie ouest de Bron et la partie de Vénissieux située au nord de l’actuel boulevard Laurent-Bonnevay : le Moulin-à-Vent, un bout de Parilly et les abords de l’avenue Viviani. Les mauvaises langues prétendent qu’Augagneur n’a pas digéré le fait que le plus grand cirque du monde, Barnum, ait préféré donner ses représentations à Villeurbanne plutôt qu’à Lyon. Ce n’est bien sûr qu’un prétexte. Pour justifier sa conquête du nord de Vénissieux, le maire de Lyon avance des raisons fiscales : sitôt franchies les limites lyonnaises, l’alcool est nettement moins imposé qu’en ville, ce qui cause une forte contrebande à laquelle il veut mettre fin. Il ne supporte plus non plus que les Vénissians profitent des équipements lyonnais comme les hôpitaux, les tramways, le lycée, l’opéra, sans bourse délier, et entend bien les faire contribuer à l’effort collectif. Et puis, depuis qu’un rempart est venu séparer en 1887 le Moulin-à-Vent du reste de Vénissieux, il faut donner à Lyon des frontières « naturelles » (sic), ainsi « le Lyon militaire coïncidera avec le Lyon municipal ». Décidément pas à court d’arguments, Victor Augagneur évoque encore la nécessité de disposer des terrains nécessaires pour l’expansion industrielle de sa ville, et aussi le besoin impératif de contrôler une banlieue où la pauvreté et la saleté font courir un risque permanent d’épidémie sur les beaux quartiers des Brotteaux et de la Presqu’île. L’hygiène à elle seule, justifierait l’annexion ! Mais il y a encore une raison qui taraude les élus lyonnais, sans que jamais ils l’avouent : en confisquant ses voisines, Lyon franchirait la barre symbolique des 500 000 habitants, dépasserait sa rivale de toujours – Marseille – et deviendrait ainsi la seconde ville de France. Enfin !

Cette rafale d’arguments impressionne les autorités. Le Conseil général du Rhône prend cette fois parti pour l’annexion. Certes, Vénissieux perdra au passage 200 hectares et 1500 habitants, mais il lui restera « une superficie de 1300 hectares, ce qui rend la perte moins sensible ». Quant au quartier du Moulin-à-Vent, le principal concerné par l’affaire, il aura enfin toute l’attention qu’il mérite en rejoignant Lyon. En découvrant ces raisonnements, la municipalité vénissiane hurle à l’injustice. Pour elle, « ledit projet n’a pas même une utilité immédiate, et ses auteurs n’ont été guidés que par une question de symétrie dans la nouvelle délimitation [de Lyon] ». L’opinion se déchire entre « annexionnistes » et « anti-annexionnistes ». L’on multiplie les réunions publiques, tandis que le député socialiste de la circonscription, Francis de Pressensé, met toutes ses forces et son autorité à combattre le charcutage d’Augagneur. En même temps, les élus vénissians caressent un espoir. Si Villeurbanne devient un nouvel arrondissement de Lyon, elle perdra son statut de chef-lieu de canton… que Vénissieux s’empressera d’assumer. En septembre 1903, le Conseil municipal se pose en candidat, « considérant que le choix du bourg de Vénissieux ne peut être que favorable à cette commune, que d’ailleurs Vénissieux est le point important le plus central de la nouvelle circonscription cantonale ; que cette localité est celle qui réunit le plus de souvenirs historiques [!] ; que dans sa nouvelle mairie, avec quelques travaux d’appropriation, on peut facilement installer tous les services d’administrations cantonales ». En bref, les Vénissians consentiraient à l’amputation du Moulin-à-Vent contre une honnête compensation.

Vous connaissez le dénouement de l’histoire. Lyon n’annexa pas le nord de notre ville. Mais il s’en fallut d’un cheveu. En 1905, le couperet tomba. La Chambre des députés vota en faveur de l’annexion. Mais sa loi resta lettre morte. Victor Augagneur, qui venait d’être nommé gouverneur de Madagascar, se désintéressa complètement de la banlieue lyonnaise. Comme quoi l’histoire d’une ville tient parfois à peu de choses. Cette page du passé vénissian se tourna à l’autre bout du monde, dans une lointaine colonie française où bien peu de personnes devaient être en état de situer notre commune sur une carte.

Sources : Archives de Vénissieux, registres des délibérations municipales, 1874 et 1903. Archives du Rhône, 1 M 87 et 88. Fleury-Ravarin, Chambre des députés. Rapport fait au nom de la 12e commission d’intérêt local chargée d’examiner le projet de loi tendant à annexer à la ville de Lyon la commune de Villeurbanne, 1905, 146 p.

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