Il y a cent ans, la Première Guerre mondiale amenait à Vénissieux des milliers d’hommes venus de l’autre côté de la Méditerranée. En 1918, ils représentaient près de 40 % de la population.
Mardi 11 juillet 1916, 5 heures du matin. Alors que le jour se lève à peine, un train en provenance de Fréjus s’arrête en gare de Vénissieux. Des flots d’hommes en descendent et remplissent en quelques minutes les quais, la place, les rues environnantes. Les 1 200 soldats composant le 82e régiment de tirailleurs sénégalais viennent prendre leurs quartiers dans notre ville. Dans cette marée humaine se trouvent nombre de Sénégalais, comme Boukar Diouf ou Abdourhaman Gougourou, mais beaucoup de ces soldats ont été recrutés à travers toutes les colonies que la France possède alors en Afrique noire, comme Zoungrana Ouemba, originaire de ce qui est devenu depuis le Burkina-Faso, ou encore Diarra Kouminia, de l’actuel Mali. Pour la première fois dans son histoire, des dizaines de dialectes africains résonnent à Vénissieux. Puis sonnent les ordres de rassemblement donnés par les officiers blancs. La troupe se met en marche. Elle longe les voies ferrées puis s’arrête avenue de la République, devant une immense usine, l’Atelier de Chargement de Vénissieux. Dans cet arsenal né pour les besoins de la Première Guerre mondiale, une multitude d’ouvriers remplit d’explosifs des montagnes d’obus amenés par wagons, avant de les expédier vers le front. Pour ce travail de mort, les autorités militaires ont embauché des civils dans toute la région. Mais comme l’on manque de bras valides, puisque les hommes jeunes se battent sur le front, il a aussi fallu recourir aux “Indigènes” des colonies : aux tirailleurs sénégalais, et aussi à des Algériens, des Marocains, des Indochinois et même à des Égyptiens. La moitié d’entre eux sont des militaires, tandis que l’autre moitié est composée de civils employés comme “travailleurs coloniaux”, que l’on a attirés en France en leur promettant des salaires mirifiques, et peut-être aussi en leur forçant un peu la main… Au total, l’arsenal compte 2 500 Africains en 1916, et près de 3 000 en 1918. À eux s’ajoutent au moins 1 000 autres “coloniaux” travaillant dans la fabrique de poudres Planche, dans la société des Électrodes et dans les usines Berliet. Face aux 5 000 habitants recensés dans notre ville en 1911, c’est donc une véritable greffe d’Afrique qu’implante la Grande Guerre en terre vénissiane.
À l’arsenal, Maghrébins et Africains travaillent jour et nuit, à des cadences infernales, afin de pouvoir livrer quotidiennement au moins 80 000 obus. À la pénibilité des tâches s’ajoute leur extrême dangerosité. Venu sur le site en juillet 1916, un journaliste du Lyon Républicain en témoigne : “C’est ici le domaine du silence et de la prudence. Tous ces hommes ont le sentiment du danger latent qui les environne et que la moindre imprudence pourrait déchaîner.” Malgré cette épée de Damoclès, les tirailleurs font merveille : “Les Noirs sont particulièrement appréciés de leurs chefs quel cœur, quel entrain ! Leur fierté est de servir la France qu’ils aiment d’une affection sans partage. Aucun effort ne les rebute ; la haine des Boches est aussi vive chez eux que chez nous.” Tous sont logés à proximité immédiate de l’usine, dans de grands baraquements accueillant chacun 200 personnes. Ici, point de chambres mais des lits alignés dans de vastes dortoirs, qui composent avec la malle pour ranger ses affaires, le seul espace privé de chaque ouvrier. La nuit venue, son matelas se transforme en coffre-fort, dans lequel le Sénégalais, le Marocain ou le Kabyle cache 100 ou 200 francs, provenant de ses salaires soigneusement épargnés, et qu’il ramènera un jour au village comme un véritable trésor. Peu de distractions pour ces hommes. Le soir est prétexte à sortir de l’usine pour se retrouver entre copains au café, tandis que le dimanche se passe en promenades ou de nouveau au café, parfois pour assister à une séance de cinématographe.
Sous surveillance policière
Durant leurs loisirs, les Africains de l’arsenal croisent évidemment les Vénissians. Les premiers temps, la rencontre des deux mondes se passe relativement bien. Les habitants de la commune sont intrigués par les hommes du grand continent noir, et des contacts se nouent : “Certains commerçants, même ceux n’ayant aucune relation d’affaires avec eux, voire de simples particuliers, les attirent chez eux ou les interpellent au passage, ainsi qu’ils le feraient avec des amis ou de bons voisins. Ils essayent de leur apprendre notre langue, et les mots ou les gestes qu’ils choisissent de préférence ne sont pas toujours du meilleur goût”, raconte un officier. Puis des incidents interviennent. Dans les baraquements, les pécules suscitent de multiples vols, suivis de règlements de comptes. L’alcoolisme, surtout, fait des ravages. Excités après des heures de beuverie dans les cafés ayant fleuri jusqu’aux portes de l’arsenal, les ouvriers font du grabuge dans les rues de Vénissieux, se battent contre des voyous, s’en prennent aux femmes seules, ou volent une nourriture qui leur fait parfois défaut, en ces temps de privations : comme la nuit du 11 septembre 1917, où 60 kg de poires sont chapardés sur le plateau des Minguettes par un groupe “d’Indigènes”.
Face à ces désordres, une partie au moins de la population en vient à rejeter les migrants. L’on assiste à des actes racistes, comme celui que subit le Sénégalais Tomba Diafé, le soir du 24 décembre 1917. Parti se promener à Lyon pour fêter Noël, il entre dans un café et demande un sirop ; le patron lui refuse, et aidé d’un client aux gros bras, lui ordonne de sortir. Le ton monte, et Diafé reçoit une balle dans la mâchoire et un coup de couteau. À Vénissieux, la situation devient telle que, dès décembre 1916, le maire obtient des autorités la création d’un poste de police dans les locaux de la mairie. Puis les ordres pleuvent, interdisant d’ouvrir les cafés aux coloniaux après 20 h 30, fermant les établissements ayant troublé la tranquillité publique, défendant les promenades de plus de quatre personnes, multipliant les patrouilles de surveillance et les arrestations. En quelques mois, les baraquements de l’arsenal penchent vers un régime quasi carcéral, où seule compte la productivité des ouvriers. Et en bons soldats, ceux-ci font le dos rond. Malgré plusieurs accidents, comme cette explosion du 25 octobre 1917, qui fait deux morts et sept blessés, la troupe subit son sort en silence. Les seuls à élever la voix sont les Asiatiques : comme le révèle le Lyon Républicain du 13 juillet 1917, “un certain nombre de Chinois sont entrés très nettement en rébellion, refusant de retourner à l’atelier et se livrant à des déprédations”. Lesquelles ? Le journal ne le dit pas ; la censure a gommé ces détails peu glorieux, qui montrent que la Première Guerre ne fut pas seulement dure sur le front. Elle fut aussi gagnée grâce aux innombrables sacrifices de “l’arrière”. Et grâce encore à la mobilisation de ces milliers de Maghrébins et d’Africains venus servir en terre vénissiane. Dix-huit d’entre eux le payèrent de leur vie. Peut-être verra-t-on un jour leurs noms inscrits sur le monument aux morts pour la Patrie ?
Sources :
Archives du Rhône, 4 E 14287, 1 M 354-355, 2 Mi 107/R20 et 21, R 1688 à 1690.
Archives de Vénissieux, 2 D 13 (1916-1917), 4 H 111, 4 H 97-2.