L’une des plus grandes routes de France traversait autrefois Vénissieux : l’ancienne nationale 7, menant de Paris à Lyon et à Marseille, muée de nos jours en boulevard Yves-Farge. Voie romaine durant l’Antiquité, route royale sous l’Ancien Régime, elle vit défiler des millions de voyageurs. Furent-ils sensibles au territoire de notre ville, ou bien indifférents au paysage qu’ils avaient sous les yeux ? En les suivant pas à pas, certains d’entre eux dévoilent le Vénissieux des siècles passés. Notre voyage commence avec l’un des premiers précurseurs du « Michelin », La Guide des chemins pour aller et venir par tout le royaume de France, édité par l’imprimeur Benoit Rigaud en 1566. Dans sa partie consacrée au Dauphiné, Rigaud décrit la route de la vallée du Rhône. Mais quelle déception ! Il saute directement de Lyon à « Saint Saphorin » (Saint-Symphorien-d’Ozon), sans citer notre ville. Hélas, Vénissieux n’est ni Lyon ni Vienne, et n’a aucune cathédrale, aucun palais, ni le moindre vestige romain qui pourrait retenir la curiosité des passants…
Pourtant, il existe dans le hameau de Saint-Fons, qui dépend alors de notre commune, un relais de diligences : la « poste de Saint-Fons ». Les voyageurs peuvent s’y arrêter pour prendre un repas, se reposer et surtout changer de chevaux pour leur permettre de galoper jusqu’à la prochaine étape. Cette poste apparaît en bonne place dans pratiquement tous les guides routiers édités jusqu’au XIXe siècle, qui précisent qu’elle se situe à deux lieues de Lyon (8 km) et à autant du relais de Saint-Symphorien-d’Ozon. Le 15 octobre 1793, la poste de Saint-Fons voit passer un député de la Vendée, Charles-Aimé Goupilleau, qui laisse ses souvenirs dans le « Carnet de route d’un conventionnel en mission en Provence » : « Je ne pus partir de Lyon qu’à 7 heures du matin« , écrit-il. « Il faisait beaucoup de brouillard sur le Rhône, ce qui m’empêcha d’en voir les environs. Jusqu’à Saint-Fons, on traverse une plaine fertile et couverte de mûriers ; jusqu’à Vienne, on voit beaucoup de ces arbres qui semblent y venir naturellement.
Les mûriers : leurs feuilles servent à nourrir les vers à soie, dont les fils alimentent les métiers à tisser des canuts. Leur culture s’avère tellement juteuse que depuis le XVIIe siècle, les Vénissians en ont planté tout au long de leurs chemins et jusque sur leurs champs de blé. Loin de paysans arriérés, ils suivent donc les progrès de leur temps, et savent adapter leur agriculture aux besoins du marché. Certains jours, ils se retrouvent aussi au coeur de l’histoire de France. Comme le 9 mars 1815 : alors que Napoléon Ier vient de s’enfuir de l’île d’Elbe pour chasser Louis XVIII de son trône, les troupes royales attendent son passage à Lyon et tout spécialement à Saint-Fons, où se rend le général Mouton-Duvernet : « nous trouvâmes à la poste une grande quantité de postillons [les cavaliers des diligences], auxquels le général demanda pour quel service ils se trouvaient réunis là : il lui fut répondu que c’était pour celui de Son Altesse Royale [le comte d’Artois, frère de Louis XVIII], encore à Lyon, et que M. le comte de Damas s’était porté avec la cavalerie au-devant de Buonaparte« . Le maître de poste, Vincent Cordier, reçoit le général dans sa salle à manger, et confirme les déclarations des postillons. Pendant ce temps, Napoléon passe sur la route de Grenoble à Bourgoin, échappant à ses poursuivants…
Une fois de plus, c’est la poste de Saint-Fons que les livres d’antan mettent en avant. Et le village de Vénissieux alors ? Malheureusement pour lui, le chef-lieu de la commune se trouve à l’écart de la route de Vienne, et n’est pas vu des voyageurs. Sa première description est due à un juriste nommé Guy Allard. Auteur dans les années 1660-1680 d’un Dictionnaire du Dauphiné, Allard consacre une courte notice à Vénissieux, comme à tous les villages dauphinois : « Vénissieux est une paroisse du diocèse de Lyon, du bailliage et de l’élection de Vienne, faisant huit feux deux tiers et sixième. Elle fut séparée du mandement de Saint-Symphorien, l’an 1549« . On le voit, l’intention d’Allard n’a rien de touristique. En bon homme de loi, il s’intéresse seulement aux administrations judiciaires (le bailliage), fiscale (l’élection), seigneuriale (le mandement) et religieuse (le diocèse) dont dépend Vénissieux, ainsi qu’à ses capacités à payer les impôts royaux (« huit feux »). Il ne cite même pas l’ancien château fort, dont les remparts ceinturent pourtant le cœur du village et s’imposent sur le paysage.
Le « lac de Vénissieux »
Pour trouver plus d’eau à notre moulin, il faut attendre la deuxième moitié du XIXe siècle. L’époque est favorable aux sociétés savantes, qui sèment à travers la France des érudits avides d’en décrire le moindre recoin. La région lyonnaise n’échappe pas à la règle, ce qui vaut à Vénissieux deux descriptions publiées l’une en 1881 dans Lyon-revue par le baron Achille Raverat, et l’autre en 1892 dans le livre d’Auguste Bleton, Aux environs de Lyon. Ces Vénissians d’un jour ont une chose en commun : ils dépeignent en long et en large une spécialité qui fit la célébrité de Vénissieux aux XVIIIe et XIXe siècles, la vidange des fosses septiques de Lyon. Rien n’est épargné, ni les quolibets accompagnants les « artilleurs » du village, comme on les surnommait, ni le « lac de Vénissieux », où ils déposaient leurs immondices : « Si, dans les champs, le sol résonnait parfois sous le pied du promeneur, il n’y avait pas à en chercher longtemps la cause : c’étaient de vastes citernes souterraines, où les précieuses cargaisons étaient mises en réserve« .
Mais à malin, malin et demi. À force d’allers et retours parfumés, les sols pauvres de Vénissieux se changèrent en or. « Les résultats furent merveilleux ; grâce aux matières organiques, chaque champ devint une manufacture de produits agricoles« . On songea même un temps à élever une statue au promoteur de cette industrie champêtre, un certain Laboré. Du coup, la commune changea d’aspect : « Avant cette ère de prospérité, Vénissieux était un mesquin village, à l’ombre d’un château fort dont les parties basses ont laissé quelques traces. L’église, pauvre édifice du XVIe siècle plusieurs fois rafistolé, n’a pas suivi la fortune du pays ; il est cependant question de la remplacer« . Alors qu’à présent, « une place assez spacieuse sert d’avenue à cet édifice ; quelques rangées d’arbres, deux ou trois cafés et magasins donnent à cette partie du village un aspect de petite ville« . Le contraste n’en est que plus grand avec le secteur des actuelles usines Renault Trucks, où « la plaine est sèche, graveleuse ; point d’arbres autres que des chênes nains, de chétifs pruniers et de maigres mûriers ; point d’eaux courantes ; seulement quelques puits à proximité des habitations. Et quelles habitations ! Des murs en terre battue avec des assises en cailloux roulés présentent un aspect misérable, avec leur crépi mal entretenu. Où sont les épaisses futaies du Mont-d’Or et ses sources jaillissantes ? » Et nos auteurs de conclure leur voyage vénissian : « un vrai touriste doit faire contre [mauvaise] fortune bon cœur !«