Sébastien Bouthéon avait Vénissieux pour passion. Il ne rêvait que d’elle. Consacrait toute son énergie pour elle, quitte à s’attirer parfois les foudres de ses habitants. Mais qu’importe. La commune méritait de suivre le vent du progrès, de s’inscrire pleinement dans le 19e siècle. Et de fait, Vénissieux sortit changée par le passage de Sébastien Bouthéon dans le fauteuil de maire. Pourtant, cet édile d’antan n’était pas un Vénissian de souche. Il était né dans le nord du département de la Loire, à Rozier-en-Donzy, le 21 décembre 1789, d’un père cultivateur. Après un passage par l’armée de Napoléon Ier, où il gagne les galons de sergent, il entame des études au lycée de Lyon et obtient le baccalauréat. Ce diplôme, encore rare à l’époque, lui ouvre les portes de l’enseignement. Et c’est ainsi qu’il arrive dans notre ville. En août 1812, le recteur de l’académie de Grenoble présente sa candidature au maire : « considérant qu’il est de l’intérest des habitans de Vénissieux pères de famille qu’il y ait une école primaire dans la commune, faisons choix de Mr Bouthéon [comme] ayant toutes les qualités requises [pour] les fonctions d’instituteur, sans pouvoir exiger que la commune lui fournisse aucun logement, et avec défense à tous autres instituteurs d’ouvrir école sans etre autorisé« . Sitôt arrivé dans la place, Bouthéon s’intègre très vite dans la population du village. Bien qu’il ne reçoive aucune rémunération de la municipalité, en un temps où l’école n’est ni publique, ni gratuite, ni obligatoire, ce nouveau Vénissian accueille une foule de gones sur les bancs de son école, qui tous payent leur écot pour recevoir son enseignement, et lui permettent de vivre dignement de son métier. Bouthéon a trouvé une nouvelle patrie, il n’en bougera plus. En 1816, son brevet d’instituteur est confirmé, après qu’il ait « été examiné sur l’orthographe, la géographie et autres sciences, et après nous être également assuré qu’il possède une connaissance suffisante des principes et des dogmes de la Religion« . Cette même année 1816, Sébastien Bouthéon se marie avec une jeune fille de seize ans, Antoinette Velay, « demeurant à Vénissieux depuis son bas âge« . Mais c’est en 1817 qu’il connait sa consécration, lorsque le préfet de l’Isère le désigne comme maire de Vénissieux.
Son accession à la mairie ne fait pas que des heureux. Ici et là, les Vénissians bougonnent contre cet « étranger » trop vite intronisé à leur tête. Ils savent tous que cette nomination est politique. Leur précédent maire, Pierre Melin, s’est montré un peu trop complaisant envers les admirateurs de l’ancien empereur déchu, Napoléon Ier. Maintenant que les rois sont revenus sur le trône de France, en la personne de Louis XVIII, l’heure est à la « restauration » de la monarchie. Or, Bouthéon se montre plus royaliste qu’un Bourbon. Lorsqu’en 1821 Louis XVIII échappe à un attentat, le maire-instituteur se précipite pour faire voter par son conseil municipal une lettre de soutien au souverain, pleine de révérences : « L’exécrable attentat a fait frémir d’indignation la commune de Vénissieux (…) Songez, Sire, que votre vie nous appartient. Songez à cette Belle France dont vous faites le Bonheur (…) C’est vous qui en êtes maintenant le père« .
Bouthéon lui, agit comme s’il était le père de Vénissieux. Sitôt nommé maire, ses premières préoccupations consistent à moderniser et à développer sa commune. Dès février 1818, il entame de longues tractations pour déménager le vieux cimetière ancestral, encore situé au coeur du village, vers un emplacement en plein champs. Un an plus tard, en 1819, il fait agrandir notre actuelle place Léon-Sublet, et élargir les rues et les principales routes de la commune – ainsi la « ruette Pierre », qui bien que constituant le principal carrefour du village, « est si étroite qu’à peine une seule charrette y peut passer, et que quand deux charrettes s’y rencontrent, il faut nécessairement que l’une recule pour céder le passage« . Il fait de même en 1822 avec la rue de la Brèche, transformant en peu d’années le bourg étouffant dans le corset serré de ses remparts médiévaux, en une localité ouverte à la circulation commerciale et au progrès. Ajoutez à son palmarès l’agrandissement de l’église, pour répondre aux besoins d’une population « qui va toujours croissant d’une manière prodigieuse« , et vous comprendrez à quel point Sébastien Bouthéon s’inscrit comme un maire urbaniste, soucieux d’améliorer le cadre de vie de ses administrés. Certes, sa politique a un coût. Mais Bouthéon a réponse à tout. Pour créer de nouvelles recettes au budget municipal, il loue des terrains communaux à des tuiliers et à des fabricants de chaux. Moyennant un loyer annuel de 150 francs, ces artisans reçoivent l’autorisation d’implanter leurs ateliers et d’extraire « de la terre pour fabriquer de la tuile » – ainsi le sieur Richerand en 1818, Jean Bionne en 1822, Joseph Sambet en 1826, les sieurs Moussy et Ascary en 1828 (etc.), qui tous réunis, donnent le coup d’envoi de l’industrialisation de Vénissieux et de son hameau de Saint-Fons. L’impulsion donnée est telle qu’en décembre 1828, la municipalité doit faire réparer le chemin conduisant au port sur le Rhône, « devenu impraticable par les lourds fardeaux qu’on y voiture, et pour cela il est juste que les marchands de charbon, de pierres à chaux et de fourrage contribuent seuls à cette réparation puisqu’ils sont les auteurs de la dégradation« .
Fort de ses réalisations, Sébastien Bouthéon est reconduit une deuxième fois dans ses fonctions de maire en 1821, et encore une fois en 1826. Sa troisième nomination lui donne l’occasion de dresser un bilan de son action : « Les dettes de la commune ont été payées, des réparations et des embellissements ont été faits et aucune taxe ni aucun impôt extraordinaire n’ont pesé sur vous« . Et de conclure : « Que notre cri de ralliement soit toujours celui de VIVE LE ROI« . Sa vénération envers la dynastie des Bourbons finit par provoquer sa perte. C’est à Paris que le destin de Bouthéon bascule. Les 27, 28 et 29 juillet 1830 éclate la révolution des « Trois glorieuses ». Les Parisiens chassent le roi Charles X et le remplacent par son cousin Louis-Philippe. A Vénissieux, sitôt la nouvelle connue, le représentant d’une vieille famille du village, Etienne Sandier, « se porta à la mairie à la tête de quelques individus qu’il avait ameutés, pour enlever, l’arme à la main, les titres et papiers de la commune« . Bouthéon s’enfuit sans demander son reste. En septembre 1830, constatant que la mairie a été « totalement délaissée et abandonnée« , le préfet nomme Antoine Barioz-Busquet comme maire provisoire. Vingt deux ans plus tard, en 1852, Sébastien Bouthéon tenta un retour en politique lorsque Napoléon III accéda au trône impérial, en mettant en avant son ancien grade de sergent de Napoléon Ier. Sans succès – on devine pourquoi ! Il décéda à Vénissieux le 30 juin 1873, à l’âge de « 83 ans et demi« .
Archives du Rhône, 4 E 5386, 4 E 6133, 2 M 81. Archives de Vénissieux, registres des délibérations municipales, 1812-1830.