Il sait qu’on pourra identifier son visage sur la photo parce qu’il connaît beaucoup de monde à Vénissieux. Malgré tout, il préfère conserver cet anonymat prôné par les artistes de street art. C’est donc sous le nom de Bébé Géant qu’on le désignera dans cet article. Bébé Géant, c’est tout à la fois lui et le personnage qu’il a créé, tête ronde, casquette sur le côté, deux grands yeux, un corps lui aussi rond sur lequel le cœur prend beaucoup de place.
Le visage de l’artiste est beaucoup plus mince, le corps plus élancé mais ce qu’il cherche semble identique à ce que quémande son personnage : que le regard porté sur le monde soit moins dur, moins cynique.
« Je viens du graphisme et je suis à mon compte depuis quelques années. L’idée de Bébé Géant est venue par hasard, à la suite d’un boulot que j’ai fait auprès de personnes handicapées pendant deux ans. J’ai été sensibilisé à leur situation et je me suis demandé pourquoi le dessin qui les personnifiait, pour les places de stationnement par exemple, était celui d’un fauteuil roulant. Ils ne sont pas tous en fauteuils et j’aimerais créer un visuel qui les représente. Les handicapés ont changé ma vision de la vie. Et pourquoi ne pas animer avec eux des ateliers autour de mon personnage ? J’ai déjà travaillé sur plein de projets mais celui-ci, je ne le lâcherai pas ! «
Et le Bébé, alors ? « Je représente ce que je ressens. J’ai créé en 2013 ce personnage en noir et blanc qui pourrait parler de la différence. Au départ, je voulais en faire un livre mais je n’ai pas trouvé d’éditeur. Alors, j’ai fait des stickers. Je les ai collés dans la rue, je les ai donnés aux gens. Sur ma page facebook, j’ai eu 11 000 fans, plein de réactions positives. Je me suis rendu compte que ça marchait ! »
Il donne des précisions sur son personnage : « Il n’a pas de bouche, pas de jambes, pas de pieds. On ne sait pas s’il est noir ou blanc. Les gens le trouvent mignon, débordant d’amour et je me dis qu’il peut faire passer des idées. Je ne veux pas créer des choses compliquées : mon personnage reste simple. J’ai mis en situation les stickers et j’ai pris des photos. Suivant les endroits où je le colle, suivant la façon de le mettre en scène, ce petit personnage qui est toujours le même parle de sujets très différents. Ce n’est pas pareil si je le place à côté d’un symbole anarchiste ou si je le photographie avec quelqu’un qui passe. Les « like » qui ont suivi m’ont donné l’idée et l’envie d’en faire une expo. Avec ce Bébé Géant, je pouvais aborder des thèmes qui me sont chers à travers un personnage ludique : les migrants, Mandela, la différence, la tolérance, la fraternité… J’ai toujours travaillé sur ces terrains-là. »
« Le Bébé Géant pratique le photomontage. Accompagné de son double graphique, il arpente les rues des villes à la recherche de matières, de traces, d’objets, de déchirures, de tags et autres graffitis oubliés. »
Ces terrains dont parle l’artiste ont été sillonnés non seulement grâce à son activité de graphiste dans diverses agences, dont Terre de Sienne, mais aussi au sein du collectif de jazz Civil Art Ensemble. Stéphane Lambert racontait alors la création du groupe, « comme deux gamins », avec celui qu’on n’appelait pas encore Bébé Géant. « Il m’a fait découvrir la culture black du blues, de la soul, du reggae », témoignait Stéphane. Après avoir évoqué rapidement le passé, Bébé Géant tend un papier, sur lequel un texte explique sa démarche : « Le Bébé Géant pratique le photomontage. Accompagné de son double graphique (le sticker), il arpente les rues des villes à la recherche de matières, de traces, d’objets, de déchirures, de tags et autres graffitis oubliés. Puis, il assemble, recadre, retouche, mélange… avec pour trame de ne jamais s’éloigner de l’émotion du premier regard. Il affectionne la couleur, les matières qui ont vécu et la fragilité des traces qui disparaissent. »
Si le Bébé Géant se réclame du street art, il cite aussi l’artiste catalan Antoni Tàpies, Ai Weiwei et les migrants, Yoko Ono et son « War is Over ».
« J’ai toujours été un peu dans la musique, même si je n’en joue pas. J’utilise mon Bébé Géant comme d’autres font des samples et quand je suis devant mon ordi, la musique est toujours à fond. Je suis passé par la MJC de Vénissieux, où Michel Jacques m’a donné ma première chance, et j’y ai été formé au graphisme avant Terre de Sienne. »
Il réfléchit à toutes les expériences formatrices qu’il a traversées et parle aussitôt de Madagascar, où il a vécu un an, en 2008, et où il retourne régulièrement, à raison de trois mois par an. « Là-bas, j’ai travaillé avec des artisans, je les ai vus recycler des objets et je voudrais me lancer dans la sculpture avec eux. Quant à l’expo de Bébé Géant que je fais au Porte-Pôt à Vénissieux, jusqu’au 30 juin, j’aimerais la reproduire à Antananarivo. »
Le Bébé Géant, le personnage, appartient à la fois à l’art contemporain, reproduit en photos dans des situations différentes mais toujours symboliques, mais est aussi devenu un objet ludique qui porte des valeurs, « une petite gamme de produits » : on le retrouve sur des mugs, badges, magnets, affiches, t-shirts.
« Je vais continuer à coller mon Bébé Géant, peut-être en plus grand. Je l’ai fait déjà à Lyon et Marseille, je vais poursuivre à Paris. »
De la même manière qu’il associe son personnage à tel ou tel détail, le Bébé Géant n’aime pas se retrouver seul sur le devant de la scène. Ainsi, au Porte-Pôt, un lieu dont il est voisin et dont il vante la capacité à accueillir de nombreux artistes, plasticiens ou musiciens, a-t-il demandé à une association cap-verdienne, les Batucadeiras de Aliançy, de venir mettre en musique le vernissage de son expo, le 3 juin dernier.
Et l’anonymat, n’est-ce pas gênant quand on produit de l’art et qu’on rêve d’être reconnu ? « Même JR, pourtant mondialement reconnu, se cache encore derrière ses initiales. L’espace public est volé par des marques qui ont de l’argent et on empêche les street artists de coller des stickers… C’est un petit geste transgressif et c’est vrai qu’au début, je flippais. J’hésitais à coller mon Bébé Géant sur un poteau ou sur un mur. Et je me suis dit que l’art existait pour s’exprimer, parler de notre société et aussi pour créer du lien. »