Les archives de l’Isère conservent des documents inestimables : deux listes d’habitants de Vénissieux vieilles de cinq siècles. Une occasion inespérée de faire leur connaissance.
Monseigneur le Dauphin avait enfin entendu leurs plaintes. Depuis que ses ancêtres les rois de France avaient eu la mauvaise idée de lever des impôts — dame ! il fallait bien payer la guerre contre les Anglais — leur maudite invention n’avait cessé de pressurer les roturiers. Pire, en 1439 le propre père du Dauphin, le roi Charles V, avait rendu annuel le principal impôt royal, la taille, alors qu’il ne devait en principe être prélevé qu’exceptionnellement. Partout le peuple grondait. Aussi, pour éviter les injustices et ne taxer que ceux qui pouvaient l’être, le Dauphin Louis II, qui devint plus tard roi de France sous le nom de Louis XI, lança en 1458 une grande enquête à travers le Dauphiné : la “révision des feux”. Dans chaque ville, dans chaque bourg, dans le moindre village, ses enquêteurs dressèrent la liste des chefs de famille, examinèrent leur fortune ou leur pauvreté, et décrétèrent lesquels contribueraient à alimenter le trésor du prince.
Et c’est ainsi que le 18 juin 1458, l’envoyé du Dauphin arriva à Vénissieux. Pour accomplir sa mission, il s’entoura des notables du village : le curé, messire Pierre de Montguers, et deux paysans aisés faisant office de maires, Jacques Blanc et Tholon Chatard. Ensemble, les quatre hommes firent le tour de la commune. Leur visite ne leur prit guère de temps ; à cette époque le hameau du Moulin-à-Vent n’existait pas, et à part quelques fermes isolées, l’essentiel de la population se serrait à l’abri des remparts du village, autour de l’église et de l’actuelle place Léon-Sublet. Leur décompte terminé, ils arrivèrent à un total de 63 familles. À raison de quatre à cinq personnes par famille, la population vénissiane ne dépassait pas 250 à 300 habitants. Autrement dit trois fois rien, et à mille lieues des 62 000 habitants d’aujourd’hui. Il est vrai que Vénissieux sortait à peine d’une période terrible, sans doute la plus épouvantable qu’elle ait traversée durant toute son histoire. En 1337, le roi de France Philippe VI était entré en guerre contre son voisin Édouard III d’Angleterre. Plus de cent ans de conflits avaient suivi, avec leurs cortèges de pillages, les “grandes compagnies” passant et repassant par la vallée du Rhône, en ne manquant jamais de s’arrêter à Vénissieux pour ravager les fermes sans défense. Cette guerre de Cent Ans n’avait pris fin qu’en 1453, cinq ans seulement avant la révision des feux de monseigneur le Dauphin. Comme un malheur n’arrive jamais seul, aux dévastations des soudards s’étaient ajoutés les méfaits d’une série de famines et, surtout, le pire des maux : la peste. Absente de l’Europe depuis de longues générations, la peste avait fait sa réapparition en 1348. Venant de la Mer Noire et de la Méditerranée, elle s’était répandue à travers tout le royaume, semant la mort sur son passage comme jamais aucune épidémie ne l’avait fait. Véhiculée par les puces, elle ne vous laissait qu’une chance sur cinq de survivre ; transmise par l’air de la respiration, elle tuait toutes les personnes infectées. Ce mal apocalyptique fit sûrement un carnage à Vénissieux, d’autant plus qu’il revint frapper en 1361, puis pratiquement tous les vingt ou trente ans. Après un siècle de ce régime-là, le Dauphiné en général et Vénissieux en particulier perdirent entre la moitié et les trois-quarts de leurs habitants. Beaucoup plus que ne l’aurait fait une guerre mondiale.
Ancrées sur leurs fermes ou dans leurs ateliers blottis à l’intérieur
des remparts du village, ces longues dynasties forment le substrat
de la population vénissiane
Ceux qui survécurent aux soudards, aux famines et aux pestes, sortirent éreintés par ces cent ans d’enfer. Sur les 63 familles recensées en 1458, seulement 22 sont déclarées en état de pouvoir payer l’impôt au Dauphin ; les 41 autres, soit deux tiers des Vénissians, sont qualifiées de “misérables”. Pour elles, le retour à la normale fut long, et réclama plusieurs générations d’efforts. Une seconde “révision des feux” effectuée en 1475, ne recense plus à Vénissieux que 24 familles “misérables”, contre 18 familles “solvables”. La pauvreté recule donc ; même si les temps restent durs pour plus de la moitié des habitants, comme pour ce Jehan Sambet, “miserabiles qui pauca possidet” dit l’enquête (“un misérable qui possède peu de biens”), la Renaissance est en marche. L’on revit.
Les chefs de famille listés par les révisions des feux de 1458 et 1475 portent parfois des noms tout neufs, comme ce “vocatus Bon Johan” – “celui que l’on appelle bon Jean”, ou ces “vocatus les Chimon” – “ceux qu’on appelle les Chimon”. En cette période du Moyen Âge, les noms de famille ne sont pas encore complètement fixés, et il arrive que l’on en change d’une génération à l’autre, voire au cours de sa vie. Mais la transmission héréditaire du patronyme (littéralement “le nom du père”) est en cours, et s’impose pour la plupart des Vénissians. Certains portent des noms en rapport avec le métier qu’ils exercent ou qu’exerçaient leurs ancêtres, comme Ponet Fabre, descendant d’un maréchal-ferrant (un “fabre” ou “fèvre”, en vieux français), ou Michelet Vachon, descendant d’un berger. Beaucoup ont un ancien prénom en guise de patronyme, comme Pierre Guillot (de Guillaume), Claude Durandet (de Durand), Pierre David ou Antoine Ruf (prénom d’un saint avignonnais). D’autres sont affublés d’un trait de caractère ou d’une particularité physique, comme Pierre Blanc. Enfin, une dernière catégorie regroupe les porteurs d’une origine géographique, comme Antoine Montey-de-Lyon, Antoine de Saint-Jean, Etienne Grandval ou encore André et Jehan Charréard, dont le nom est issu du quartier actuel de Vénissieux… à moins que cette famille ait donné son patronyme au quartier.
Dans les deux listes de 1458 et 1475, l’historien reconnaît des personnages connus : Jehan Sambet, Jehan Tybaudon, Antoine de Saint-Jean, Etienne Broyssat, Jehan Sandier, Jehan Sublet. Leurs noms reviennent tels quels dans tous les documents des xviie et xviiie siècles, voire du xixe, attestant d’une remarquable permanence sur une très longue période. Ancrées sur leurs fermes ou dans leurs ateliers blottis à l’intérieur des remparts du village, ces longues dynasties forment le substrat de la population vénissiane. Ce sont elles qui détiennent les plus beaux domaines, enfin, juste après ceux du seigneur et des bourgeois lyonnais, cela va sans dire. Elles, aussi, qui concentrent le pouvoir municipal entre leurs mains, au point de former une caste qui se perpétue de génération en génération, en mariant leurs enfants entre eux. Comme dans les dynasties princières, à l’intérieur de ce gratin vénissian tous sont cousins ! Mais tout autant que ces Vénissians de vieille souche, une chose frappe aussi : sur les 37 noms de famille cités par la liste de 1475, 22 n’apparaissent pas sur la révision des feux de 1458. En clair, plus de la moitié des habitants de Vénissieux en 1475 sont des nouveaux venus. Au Moyen Âge, les migrations faisaient déjà partie intégrante de l’histoire de notre ville.
Sources : Archives de l’Isère, B 2748 (f° 55) et B 2760 (f° 356).