Début des années 1960. La France, en forte croissance économique, réclame de plus en plus de produits pétroliers et notamment d’essence, puisque tout le monde ou presque peut désormais s’offrir une voiture. Pour satisfaire cette demande, il devient nécessaire de construire une nouvelle raffinerie en région lyonnaise.
Après avoir envisagé plusieurs sites dans les départements du Rhône, de l’Ain et de l’Isère, les experts décident de l’implanter à Feyzin : ainsi cette raffinerie pourra-t-elle bénéficier du canal du Rhône, de la voie ferrée et de l’autoroute A7 pour exporter sa production, et surtout de vastes terrains situés aux portes mêmes de Lyon et de ses clients, qu’ils soient industriels ou simples automobilistes. Les études sont menées tambour battant et les autorisations officielles arrivent à une vitesse éclair. La commune de Feyzin, le maire de Lyon, les préfets du Rhône et de l’Isère donnent chacun leur bénédiction.
À Vénissieux, l’accueil du projet suscite un autre ton. Le 9 avril 1962, le maire Louis Dupic s’emporte devant le conseil municipal : « Vous avez pu apprendre par la presse et la rumeur publique, à défaut de communication officielle, la prochaine installation d’une raffinerie de pétrole à Feyzin. La perspective de l’installation d’une usine de cette nature, avec stockage d’hydrocarbures et de gaz liquéfiés combustibles dans une commune limitrophe de la nôtre ne peut nous laisser indifférents (…). Alors que nous poursuivons l’urbanisation du plateau situé aux confins sud-ouest de la ville [les Minguettes], la perspective d’un tel voisinage est des plus fâcheuse« . Puis tombe le verdict : « Après avoir ouï le rapport de M. le Maire, considérant les risques d’explosion et particulièrement les dangers de pollution de l’atmosphère par les fumées [le conseil], à l’unanimité, émet les plus expresses réserves au sujet de l’installation projetée« .
Mardi 4 janvier 1966. Depuis deux ans qu’elle est terminée, la raffinerie de Feyzin tourne à plein régime. On entame même son extension, pour augmenter sa capacité de production de 2 à 6 millions de tonnes par an, et en faire l’une des plus grandes raffineries d’Europe. Le jour n’est pas encore levé que trois personnes s’activent déjà près d’une énorme sphère de GPL. Il est 6 h 40 du matin. Dans le froid et la nuit, ils viennent prélever un échantillon de gaz liquéfié pour s’assurer de sa pureté et de sa stabilité. Un technicien ouvre une vanne à la base de la sphère. Il n’en sort qu’un mince filet. Des impuretés bouchent la conduite. Il tourne la vanne à fond. Le gaz jaillit d’un coup, propulsant l’homme et lui brûlant les mains et le visage. Ses collègues se ruent sur la vanne et tentent de la refermer, mais il est déjà trop tard, le gaz l’a gelée. En quelques minutes, la fuite forme une nappe qui déborde hors de la raffinerie, franchit l’autoroute et atteint la départementale parallèle à l’A7. L’alerte est donnée aussitôt, et l’autoroute coupée. Sur la départementale, une voiture n’a pas vu les barrages et pénètre dans le brouillard mortel. Son moteur enflamme le gaz. L’incendie se propage immédiatement jusqu’à la sphère de GPL. Les pompiers de la raffinerie appellent en renfort leurs collègues des casernes de Lyon. Pendant ce temps, les flammes forment une torchère de 10 mètres de haut au sommet de la sphère. Les soldats du feu concentrent leurs efforts sur les cuves voisines, pour empêcher qu’elles ne s’enflamment à leur tour.
8 h 50 du matin. Une gigantesque déflagration déchire l’air. La sphère de GPL vient d’exploser. Le son est entendu dans toute la région lyonnaise, et jusqu’à plus de 40 kilomètres de Feyzin. Les habitants de la commune, qui tous regardaient la scène, se sauvent en courant, certains en pyjamas, ceux qui le peuvent à bord de leur voiture. La panique est à son comble. La raffinerie devient un enfer. L’explosion a formé une boule de feu de 250 mètres de diamètre et de 400 mètres de haut. Comme à Hiroshima, diront les témoins. Les pompiers s’enfuient. L’un d’eux raconte : « Ça a pété. J’ai vu arriver vers moi le capitaine Legras et quelques pompiers. Ils étaient tous brûlés, avec des lambeaux de peau qui leur tombaient des mains, du visage et de partout. Ils se sont jetés dans l’eau du canal pour se rafraîchir. On a du mal à croire qu’il gelait ce jour-là ! » (T. Giraud, Feyzin, Mémoire d’une catastrophe).
Des renforts affluent de Vienne, de Grenoble, de Marseille même, tandis que la préfecture déclenche le plan ORSEC. Ce n’est pourtant que le début d’une suite infernale. Les sphères explosent les unes après les autres, faisant pleuvoir une pluie de débris sur la raffinerie et sur les quartiers bas de Feyzin. Les pompiers reculent ; beaucoup manquent à l’appel. Les secours sont complètement débordés. On assiste à des scènes hallucinantes, d’automobilistes prenant à leur bord de grands brûlés pour les emmener en trombe vers l’hôpital Saint-Luc, à Lyon. Les Feyzinois ne savent plus où s’abriter. Plus de deux mille d’entre eux sont évacués, notamment les habitants du quartier des Razes, situé juste à côté de la raffinerie.
Ce n’est qu’après deux jours d’efforts que les pompiers parviennent enfin à éteindre l’incendie. On compte 18 morts et 77 blessés, des pompiers essentiellement, mais aussi des employés de l’usine et jusqu’au maire de Feyzin, Marcel Ramillier, atteint au visage. Près de 1500 logements ont subi d’importants dégâts. Les habitants découvrent le désastre en revenant chez eux : « L’onde de choc formidable avait soufflé portes, fenêtres, cloisons, et fait tomber les plafonds en plâtre » ; « rue des Razes, c’était le cauchemar… Toutes les maisons étaient abandonnées par les habitants partis. Les vitres jonchaient le sol. J’ai pensé à la guerre après un bombardement. » (T. Giraud).
Feyzin s’avère la plus grave catastrophe industrielle que la France ait connue, et le restera jusqu’à l’explosion de l’usine AZF à Toulouse, en 2001. Le pays tout entier se mobilise pour venir en aide aux sinistrés. Vénissieux aussi où, dès les premières heures, le maire Marcel Houël se rend sur les lieux de la catastrophe et offre les ressources de la ville ; des familles feyzinoises sont logées provisoirement dans les préfabriqués du groupe scolaire Max-Barel, et leurs enfants nourris gratuitement pendant un mois dans les cantines municipales. Quand vint l’heure des bilans, la justice pointa le manque d’enceinte de confinement autour de la raffinerie, les erreurs humaines, et les déficiences du matériel de lutte contre l’incendie.
Au Sénat, des discussions houleuses opposèrent les différents groupes politiques, avec en toile de fond une question obsédante : comment avait-on pu construire une usine aussi dangereuse en pleine agglomération, à seulement 12 kilomètres de Lyon ? Une question que continue à se poser la population, cinquante ans après la catastrophe et malgré tous les progrès qui ont été réalisés depuis en matière de sécurité.
Sources : Archives de Vénissieux, registre des délibérations municipales (1962) et Bulletin municipal (1966). Journal officiel, débats parlementaires, Sénat, séance du 10 mai 1966, pp. 522 à 532. « BLEVE dans un dépôt de GPL en raffinerie le 4 janvier 1966, Feyzin (69) », rapport du Ministère chargé de l’environnement, 2006, 20 p. Thierry Giraud, Feyzin. Mémoires d’une catastrophe, Lyon, éd. Lieux-dits, 2005, 180 p.