L’ascension commence par un escalier de pierres. Ses marches ont été polies par le passage incessant du sonneur, durant moult générations. A lui seul, le père Fantozier a dû les monter des milliers de fois, au cours du XIXe siècle. Après un virage, une porte s’ouvre à travers un mur épais, tout entier de galets. Elle permet d’entrer à l’intérieur du clocher, une grande tour carrée haute de plusieurs étages et née au Moyen Age. L’ascension se poursuit mais cette fois par un escalier de bois usé jusqu’à la corde. En 28 marches branlantes, il vous emmène au plus près des cieux, juste sous le toit du clocher. Là, vous découvrez une forêt invraisemblable de grosses poutres entrecroisées, digne d’une maison à colombage d’un village alsacien. Les charpentiers d’autrefois ont fait de la belle ouvrage. Leur mécano de bois n’a pas bougé d’un iota.
Cet échafaudage tout en croix et en losanges supporte le trésor de l’église saint-Germain : trois cloches venues d’un lointain passé. On ne les voit pas depuis la place Léon-Sublet, mais elles vous entendent très bien : les volets du clocher font en sorte que leur voix porte au loin, et servent en même temps d’oreilles, qui donnent à entendre la moindre phrase sur le marché — « allez, 3 euros le plateau, 1 euro la barquette ! », chante une commerçante. Pourvu que les cloches ne lui répondent pas…
Dix heures, le coup n’a pas manqué. L’air est comme déchiré par les gongs, et vous jette par terre. Pas étonnant que les anciens aient cru que les cloches pouvaient briser les nuages, et protéger leurs vignes d’un orage de grêle.
Quand ils ne craignaient pas les nuages noirs, les Vénissians d’antan utilisaient leurs cloches à tout bout de champ. Elles ne se taisaient que trois jours par an, entre le jeudi saint et le samedi de la Semaine Sainte pour célébrer la mort du Christ. Le reste du temps elles annonçaient les baptêmes, les mariages et les enterrements, et trois fois par jour l’Angélus, qui invitait les chrétiens à prier en l’honneur de la Vierge, en plus des Vêpres, pour marquer la fin de la journée de travail. On les sonnait aussi lors des grandes occasions, la réunion du conseil municipal, le mariage du roi, la naissance d’un prince, la paix — ce fut le cas en 1918. Lorsqu’elles chantaient à toute volée sans s’arrêter, l’heure était grave : le tocsin annonçait un malheur au village, un incendie, une guerre, l’arrivée d’une armée ou le début d’une révolte. Cette sonnerie-là glaçait le sang. Le 6 avril 1815, les cloches déclenchèrent même une émeute à Vénissieux : Napoléon Ier venait de s’échapper de l’île d’Elbe et avait repris le pouvoir à Paris. Ses partisans voulurent l’annoncer au village tout entier mais le sonneur, resté fidèle au roi Louis XVIII, ne l’entendait pas de cette oreille et l’on se battit aux pieds du clocher : « dans une émeute du peuple, quelques séditieux s’étant portés chez Louis Godet son sonneur, lui ont arraché de vive force les clefs de l’église sous le seul prétexte qu’il est fidèle sujet de notre bon roi ». Idem en avril 1834, lorsque les Canuts révoltés tentèrent de rallier Vénissieux à leur cause.
A quelques escarmouches près, les cloches vénissianes remplirent fidèlement leur office. Et plutôt deux fois qu’une. La première, que l’on trouve en débouchant de l’escalier, mesure un mètre de haut pour autant de large. Elle est trop haut perchée pour pouvoir être lue mais semble assez récente. Sa voisine la plus proche est nettement plus ancienne. Elle ne mesure que 67 cm mais accuse plus de 200 ans d’âge. « JAY ETE FAITE AUX DEPENDS DE LA COMMUNAUTE DE VENISSIEU EN L’ANNEE 1779 », annonce sa dédicace, tandis qu’un cartouche ovale contient le nom du fondeur : « A LYON DUCRAY ».
Etienne Ducret fut célèbre en son temps. En 1768, il créa avec son père quatre cloches pour la cathédrale Saint-Jean de Lyon. Il sema aussi ses œuvres un peu partout en Dauphiné, dans l’Ain et en Lyonnais. Sa cloche vénissiane dut être directement livrée dans son atelier, lorsqu’elle fut achetée par le conseil municipal en 1779. C’est une chance qu’elle soit parvenue jusqu’à nous, car entre 1791 et 1795, le gouvernement ordonna à plusieurs reprises de confisquer les cloches pour transformer leur métal en pièces ou en canons. Les communes n’eurent le droit d’en garder qu’une seule, pour sonner le tocsin.
Sauf qu’à Vénissieux, par on ne sait quel miracle, les habitants en sauvèrent deux : celle de maître Ducret et une autre, une géante vieille de 464 ans ! Celle-ci a été fondue en 1550-1551 et constitue un véritable chef-d’œuvre. Sous une épaule garnie de branches de pampres, elle montre un riche décor représentant le saint protecteur de Vénissieux, l’évêque saint Germain, une Nativité, une Vierge en majesté et un Christ en croix, en plus d’une frise géométrique. Le sommet de sa panse identifie sa marraine en grandes lettres latines : « Jésus Marie le Christ vainc, le Christ règne, le Christ commande, le Christ nous défend de tous nos malheurs. L’an mil cinq cent cinquante. Madame Claude Appertot, dite Cornuty, dame de Vénissieu, marraine ».
Claudine Appertot n’est pas une inconnue. Epouse d’un banquier lyonnais d’origine italienne, Jean Cornuty, elle devint seigneur de Vénissieux et mourut à Lyon en mai 1572. Sa popularité auprès des Vénissians ne brilla guère. Pourtant, en leur offrant une si belle cloche, elle leur avait fait un cadeau magnifique. On imagine la fête lorsqu’arrivèrent de Lorraine les maîtres fondeurs de cloches, les « saintiers ». Il fallut collecter le moindre bout de cuivre et d’étain qui, par la magie des Lorrains, donnerait un bronze musical. Une fois les 900 kilos de métal réunis, on creusa une fosse au milieu du cimetière, dans laquelle on façonna un moule en terre aux formes de la future cloche. La tradition voulait qu’on ajoute des centaines de blancs d’oeufs, afin de lui donner une plus grande légèreté… et surtout pour permettre aux maîtres de faire avec les jaunes une omelette gargantuesque ! Puis arrivait le grand jour, celui de la fonte. Après qu’un feu d’enfer ait amené le métal en fusion, on versait le liquide dans le moule. C’est là que le tour de main et la science du maître entraient en action. Tout devait être terminé en quelques heures, car il n’était pas question d’interrompre le travail sous peine de rater l’opération. Une fois la coulée terminée, on laissait le tout refroidir pendant plusieurs jours. Ensuite, les saintiers déterraient la cloche, la nettoyaient et enfin, testaient sa sonorité. Malheur à eux si elle sonnait faux ! Ils devraient tout recommencer à leurs frais. En cas de réussite, la cloche était baptisée comme un enfant nouveau–né.
Superbe chef-d’œuvre du XVIe siècle, la cloche de Vénissieux fut proposée pour être inscrite monument historique en 1996. Mais le dossier en resta là. Un détail clochait : sur le bas de sa robe, une inscription indique « Ancienne maison Gulliet et fils ». L’entreprise Gulliet fut reprise en 1885 par un habitant de Pont-de-Beauvoisin, Charles Arragon, qui produisit des cloches jusqu’en 1905. Il semble avoir réparé notre belle Vénissiane, ou l’avoir au moins partiellement refondue…
Sources : Archives de l’Isère, B 4102. Archives de Vénissieux, délibération municipales, an II-1865 ; 1 P 236 et 240, 6 P 245.
Remerciements au père Millevoye, à Mmes Delorme et Jamet.