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Francis de Pressensé : le Jean Jaurès de Vénissieux

Député de Vénissieux, Francis de Pressensé fut de la trempe d’un Jean Jaurès ou d’un Zola. Portait d’un personnage exceptionnel, mort il y a tout juste cent ans. À cette époque, la politique se faisait à grands coups de cannes sur la tête, de duels au petit matin et de flots d’articles de presse. Pourtant, avant sa venue dans notre ville bien peu de Vénissians connaissaient l’homme qui allait donner plus tard son nom à la principale avenue du Moulin-à-Vent.

Et pour cause, non seulement Francis de Hault de Pressensé leur arrivait tout droit de Paris mais en plus, il n’avait rien d’un ouvrier et tout du grand bourgeois. Né en 1853 d’un père sénateur et d’une mère romancière, il avait fait de brillantes études de Droit avant d’entamer une carrière de diplomate à Istanbul puis aux Etats-Unis. Par la suite il était devenu journaliste et avait publié des centaines d’articles dans la Revue des Deux Mondes ou encore dans Le Temps, l’un des plus grands journaux de la IIIe République. Ses idées penchaient alors à droite, conformément à ses origines sociales. Mais un évènement le fit radicalement changer de bord : en 1898 l’affaire Dreyfus et les torrents d’antisémitisme qu’elle déclencha, le scandalisèrent tellement qu’il rejoignit les rangs des Dreyfusards puis des socialistes. Ce sont ces mêmes partisans socialistes qui l’envoyèrent en banlieue lyonnaise, pour se présenter aux élections législatives de 1902.

Les politiciens lyonnais avaient un temps proposé à Jean Jaurès de se porter candidat dans notre circonscription, mais le grand homme avait décliné l’invitation ; peut-être n’avait-il pas jugé la banlieue Est à la mesure de son envergure, à moins que le résultat de l’élection lui ait paru trop hasardeux. Le fait est que le gouvernement de l’époque, situé au centre-droit de l’échiquier politique, avait créé une circonscription électorale aux contours particulièrement compliqués, dans l’espoir qu’elle puisse basculer dans son camp : aux villes ouvrières de Vénissieux, de Saint-Fons et de Villeurbanne, il avait ajouté les communes paysannes et bourgeoises des Mont-d’Or et du val de Saône. Pour contrer ce charcutage électoral il fallait une personnalité de poids. Ce qu’était Pressensé. Ami d’Emile Zola, de Georges Clémenceau et de Jean Jaurès, Pressensé venait de fonder la Ligue des  Droits de l’Homme en compagnie du sénateur Trarieux, et avait des idées très en avance sur son temps. Pour lui, la Révolution française restait inachevée ; la République avait donné au peuple des institutions démocratiques et l’égalité de tous devant la loi, mais elle n’avait apporté ni l’égalité sociale ni la laïcité. Il fallait donc poursuivre la Révolution, pacifiquement, par la voix des urnes, pour faire triompher « la cause de la République sociale, de la Démocratie intégrale, de la Justice et de la Liberté ».

Un mois avant les élections, le 20 mars 1902, la Fédération socialiste du Rhône retint sa candidature pour les législatives. Pressensé quitta Paris aussitôt et multiplia les réunions dans la circonscription. Les coups de canne commencèrent à pleuvoir ; imaginez la cohue lorsque 400 personnes commencent à se battre dans une salle de café ! Pressensé avait vu pire ; déjà lors d’un meeting à Toulouse, on avait tenté de l’assassiner d’une balle de pistolet… Face à lui le gouvernement en place expédia un ancien ministre de la justice, François Thévenet, mais il fut vite laminé : lors du premier tour, le 24 avril 1902, Pressensé obtint 4042 voix contre 2639 pour Thévenet. Quant à Gabriel Vieu, un teinturier de Villeurbanne qui s’était présenté « pour rire » et surtout pour épater ses copains, il reçut… une seule voix, probablement la sienne. Le deuxième tour amplifia encore le résultat du premier en accordant 64 % des suffrages au candidat socialiste.

Devenu député, Francis de Pressensé fut de toutes les inaugurations de mairies, de bureaux de poste et de lignes de tramway dans sa circonscription, mais c’est surtout à Paris, à l’Assemblée Nationale, qu’il passa le plus de temps à faire progresser ses idées. Année après année, il ne cessa de se battre pour faire adopter la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, et pour instaurer la démocratie et les droits sociaux dont nous bénéficions aujourd’hui : « secret du vote pour les électeurs ; réforme de la magistrature ; caisses de retraites ouvrières et paysannes ; impôt sur le revenu progressif et global au-dessus des revenus de 2500 francs ; caisses de chômage ; refonte de la loi sur les accidents du travail ; limitation légale de la journée du travail ». Ce farouche défenseur de la paix et des droits de l’homme appela aussi au vote des femmes, aux droits des peuples « indigènes » (les habitants des pays colonisés) et proposa même « de travailler à l’institution d’un arbitrage international et à des traités de désarmement simultanés et proportionnels », préfigurant avec 50 ans d’avance l’ONU et les traités qui furent effectivement signés entre les USA et l’URSS au cours des années 1970-80. Ce visionnaire rejoint dès lors les plus grands hommes politiques de son temps. Porté à la présidence de la Ligue des Droits de l’Homme en 1903, il participe avec Jaurès à la fondation en 1905 de la SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière), l’ancêtre du Parti Socialiste.

Lors des élections législatives de 1906, les électeurs lui renouvellent leur confiance en l’élisant dès le premier tour. Tout à fait logiquement, Pressensé se représente devant eux quatre ans plus tard, pour un troisième mandat. Sauf que cette fois le contexte a changé. Lors d’une réunion publique tenue dans un café de Vénissieux le 15 mai 1910, Pressensé expose son bilan et présente son programme pour les années à venir : vote de l’impôt sur le revenu, nationalisation des assurances, désarmement général, réforme judiciaire. Le public écoute en bougonnant puis explose : « le citoyen Dejoannes, ouvrier verrier, critique les actes du parti socialiste qu’il accuse de s’être compromis avec les autres partis » ; Revellin, ouvrier verrier lui aussi, « fait la critique de tous les partis qu’il qualifie de bourgeois ». Par-dessus tout, les Vénissians ne pardonnent pas à leur député ses absences répétées : « un certain mécontentement s’y fait jour contre M. de Pressensé à qui l’on reproche de ne pas s’occuper assez activement de sa circonscription ». Son rival pro-gouvernemental est élu dès le premier tour des législatives, le 24 octobre 1910. Bien qu’unanimement reconnu à gauche pour l’ampleur de ses réalisations, Pressensé retourne au journalisme. Il meurt en janvier 1914, quelques mois avant Jaurès et sans avoir vu éclater la Première guerre mondiale, qu’il avait toute sa vie tenté d’empêcher.

Sources
Archives départementales du Rhône, cotes 3 M 1356, 1357, 1361 et 1364 (élections législatives de 1902, 1906, 1910). Rémi FABRE, Francis de Pressensé et la défense des Droits de l’Homme. Un intellectuel au combat, Rennes, Presses Universitaires, 2004, 418 p.

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