Le dicton est connu mais n’est pas toujours vérifié. La preuve avec « Lucky Vincenzo », un livre qui raconte les aventures d’un Italien qui, alors que la Seconde Guerre mondiale faisait rage, a quitté Sora (province de Frosinone, dans le Latium) pour se retrouver en Éthiopie, en Chine, en Russie puis finalement en France, où il vécut un temps rue Victor-Hugo, à Vénissieux.
C’est l’atlas qui attire le regard en premier lieu. Lorsque Gilbert Spica et Jean-Pierre Vors se retrouvent à signer leur livre, « Lucky Vincenzo », une carte retrace l’itinéraire parcouru par Vincenzo Caschera, héros réel de l’histoire racontée et grand-père de Gilbert Spica.
Le tracé part d’Italie, quelque part du côté de Sora, ville de la province de Frosinone, dans le Latium. De Naples, il saute la Méditerranée, plonge sur Massawa et Addis-Abeba, en Éthiopie. De là, direction la Chine par la mer, avec escales à Colombo (Ceylan, l’actuel Sri Lanka) et Singapour avant l’arrivée à Shanghaï. Retour en Italie, Sora et Rome, avant un nouveau départ pour la Russie en train, via la Yougoslavie, la Hongrie et l’Ukraine. La percée en Union soviétique se fait sur un millier de kilomètres, le long du Don. Puis c’est le retour en Italie et le départ vers la France.
« Mamma mia » et « Porca miseria » sont les deux expressions qui reviennent le plus souvent dans la bouche de Vincenzo — les auteurs ayant choisi d’écrire ce récit à la première personne. Car le personnage principal de « Lucky Vincenzo » n’est pas un héros, pas plus un fier-à-bras qu’un va-t-en-guerre, seulement un pauvre paysan contraint, pour une meilleure paie, de rejoindre l’armée mussolinienne pendant la campagne d’Abyssinie de 1936 (il refuse néanmoins de rallier les Chemises noires, alors mieux payées). Les premiers coups de feu des rebelles éthiopiens sont accompagnés des premiers « Mamma mia » de Vincenzo. Toujours pour une meilleure solde, notre brave homme choisit de ne pas retourner en Italie et de partir à Shanghaï défendre la concession italienne (nous sommes en 1937 et les Japonais bombardent la ville). De retour en Italie en 1939, Vincenzo est assigné à travailler dans une usine d’explosifs, « pour un salaire modeste ». En janvier 1942, il est à nouveau incorporé dans un régiment qui doit se rendre en Libye. Avec quelques copains de chambrée, il fait le mur et va passer la nuit avec sa femme avant son départ. Au retour à la caserne, la police militaire les attend. Adieu la chaleur libyenne, il rejoint un régiment qui part pour la Russie. Porca miseria !
« Je suis le plus vieux des garçons de la famille, explique Gilbert Spica, et j’avais 20 ans à la mort du grand-père. Je m’étais toujours demandé pourquoi il était si fatigué. Je l’ai interrogé sur son histoire un jour par semaine pendant trois ans et je prenais des notes. J’ai enregistré aussi. Il m’a tout donné dans le désordre, des détails sur chacun des événements de sa vie, son parcours, l’Éthiopie, la Chine, la Russie et la France. Je me disais qu’il fallait tout retranscrire. J’avais la chance d’avoir récupéré son livret militaire sur lequel toutes les dates étaient inscrites. »
Gilbert écrit un premier jet, qu’il met en pages pour la famille et ses proches. Il montre le projet à son ami Jean-Pierre Vos, « historien par nature et lui aussi originaire de là-bas » — entendez le Latium. Nos deux hommes travaillent une année sur le manuscrit : il fallait qu’il devienne accessible à tout le monde et pas seulement à ceux qui avaient connu le grand-père. « Le but est de partager un livre et de refaire vivre ce passé aux vieux Italiens », s’accordent à dire les deux amis. Ils font lire le nouveau texte à quelques proches qui l’avalent en une nuit et leur confient avoir pleuré.
« À l’ancienne gare et rue Victor-Hugo, il n’y avait que des Italiens«
En évoquant ce grand-père qui, malgré toutes les épreuves traversées, a été suffisamment veinard pour s’en sortir (d’où le titre, « Lucky Vincenzo »), Gilbert et Jean-Pierre ont voulu rendre hommage à tous ces Italiens débarqués en France à la fin de la guerre. « Les premiers arrivés faisaient venir les autres. À Vénissieux, par exemple, il y avait du boulot aux Électrodes. À l’ancienne gare et rue Victor-Hugo, il n’y avait que des Italiens. On n’entendait pas beaucoup parler le français. Le grand-père a également vécu à Dommartin — il travaillait à la poterie — où vivaient aussi de nombreux Italiens. »
Gilbert a un souvenir précis des jardins qui se trouvaient du côté des usines Berliet, face au parc de Parilly. « Les Italiens se mettaient une trentaine en ligne et bêchaient en chantant. Ils avaient de beaux jardins qui nourrissaient les familles. »
Le livre est un éloge de la survie. C’est ainsi que l’a salué la revue « Guerres et conflits ». Gilbert et Jean-Pierre ne sont pas peu fiers ! À travers les lignes, se dessine le beau portrait d’un individu complètement humain, cherchant à survivre coûte que coûte alors qu’il est plongé au plus profond de l’enfer, sous la fanfare des orgues de Staline, c’est-à-dire des lance-roquettes multiples. Ainsi cette scène hallucinante où, mitraillés par les soldats russes, les combattants italiens tombent. Vincenzo parvient à se glisser sous les cadavres de ses camarades tandis qu’un Russe vient manger sa gamelle, assis tout en haut du tas.
Les deux auteurs parviennent à nous restituer ce quotidien tragique. Leur « héros » qui déteste les fascistes alors qu’il est enrôlé dans leurs rangs, apprécie encore moins les nazis, pourtant ses alliés. On lit aussi que les paysans russes n’aiment pas spécialement l’Armée rouge et pas davantage les nazis mais qu’ils montrent une curieuse sympathie pour les soldats italiens. Car s’il ne fait pas d’exploits guerriers, Vincenzo en accomplit d’un tout autre ordre, auprès de trois charmantes hôtesses soviétiques, alors qu’il s’est enfui à pied d’un convoi de prisonniers et erre dans la steppe !
Son retour en Italie n’est pas de tout repos non plus (Vincenzo a été démobilisé parce que sa femme a accouché d’un quatrième enfant, qu’il verra pour la première fois alors que la petite a 8 mois). Il cherche à nouveau à nourrir sa famille. Les fascistes se sont enfuis et ont stoppé les distributions de pâtes qu’ils octroyaient à la population. Il va vivre encore la retraite allemande de Monte Cassino et l’avancée des troupes américaines.
« Mon grand-père était toujours en train de rire, se souvient Gilbert. Il était heureux et il avait ses raisons. Quel bonheur d’être vivant auprès de sa famille quand on a failli mourir des dizaines de fois. Voir ceux qu’on aime, partager un plat de spaghetti. »
Le détail est important car, tout au long de ce fabuleux récit, la faim est omniprésente. « Lorsque les Allemands se sont installés dans son village, ils raflaient tout. Les paysans broyaient les glands et les mangeaient. Quand la guerre a été terminée, le nord de l’Italie a aidé le sud, grâce aux communistes. Mes deux oncles ont passé entre un et trois ans dans les belles fermes du nord, où ils ont été nourris, habillés, éduqués. Ils ne voulaient plus revenir à Sora et mon grand-père a eu du mal à les récupérer. Il les a amenés en France. »
Gilbert donne quelques indications sur Sora, qui comptait 30000 habitants pendant la guerre. « Un jour, Mussolini y est passé. Mon père, qui avait 12-13 ans, était obligé de porter un vêtement noir avec un M devant et un D, pour Duce, derrière. Il a vu Mussolini tandis que mon grand-père, avec son copain, est resté à boire des verres (gratuits) au bar et l’a raté. »
« Lucky Vincenzo » par Gilbert Spica et Jean-Pierre Vors. Éditions Baudelaire. Le livre est disponible aux éditions (27, place Bellecour – 04 37 43 61 75), à la Fnac, à Decitre et sur Amazon. Prix de vente : 18,50 euros.