La Saône roule beaucoup ce soir, bousculant la péniche sur laquelle l’Espace Pandora et la maison d’édition La passe du vent nous ont donné rendez-vous. Le 8 décembre est passé mais les lumières de Lyon dansent encore sur les eaux noires. Les maîtres des lieux, le plasticien Yves Henri et son épouse Marithé, nous accueillent avec simplicité. L’artiste insiste sur sa complicité avec Thierry Renard, qui dirige Pandora, et sur le plaisir qu’il prend aux « surprises » que le poète-trublion lui propose parfois d’accueillir dans sa maison amarrée près du pont Kitchener.
Ce soir, la rencontre se fait autour du livre « Alors, maintenant, que la lutte soit belle… » que Michèle Picard, le maire de Vénissieux, fait paraître à La passe du vent, dans la collection « Entretiens ». Thierry Renard en pose le principe : « C’est une collection exigeante. Les personnalités qui figurent dans ce catalogue sont des poètes, des intellectuels, des artistes, des scientifiques, des femmes et des hommes politiques… Toutes nous amènent à nous interroger sur notre monde. Le témoignage de Michèle Picard sur son parcours de femme et son rôle d’élue y a naturellement trouvé sa place. »
Présentant ce livre qu’elle a mûri pendant plus d’un an, Michèle Picard assure que son projet a d’abord été motivé par une colère : « Les comportements de certains élus qui défrayent la chronique ont écorné l’image de la classe politique et entamé la confiance des citoyens. Pourtant, dans leur très grande majorité, les élus de proximité vouent leur temps et leur énergie à la chose publique, s’appliquent à faire vivre au quotidien le contrat passé avec la population », écrit le maire de Vénissieux, qui a coutume de répéter que « la politique n’est ni une carrière ni un métier. C’est un engagement avec son parti et avec la population. »
Comment faire partager son quotidien de maire ? Expliquer le cheminement, parfois tortueux, d’un projet ? Comment dire la volonté de travailler pour le bien public et les doutes qui peuvent assaillir l’élu(e) ? « J’ai voulu décrypter les choses par mon prisme à moi, expliquait Michèle Picard, l’autre soir sur cette péniche. Montrer d’où je viens et ce vers quoi j’ai envie d’aller. Mais il n’était pas question de dialoguer avec moi-même. Parler avec d’autres, c’est faire entrer quelqu’un dans sa pensée, cela permet d’aller plus loin. »
Les conversations se nouent donc en trois chapitres, bien distincts.
« La ville, passionnément » rend compte d’un entretien que le maire a eu dans son bureau avec Ali, un collégien habitant le quartier Max-Barel, et Maria, une fillette en CM2 dans une école des Minguettes. L’élue et les enfants y évoquent le parcours personnel de Michèle Picard, le rôle d’un maire, son emploi du temps, les compétences d’une ville… Le traitement est parfois ardu mais rien ne semble entamer la volonté d’Ali de comprendre ni l’enthousiasme de Maria qui dévoile une proximité toute amicale avec « Michèle », qu’elle aimerait même voir « immortelle » !
« Michèle », justement, a du mal à appeler « Bruno », celui qui était « Monsieur Benoit, le professeur d’histoire » lorsqu’elle était collégienne à Elsa-Triolet. Aujourd’hui enseignant à Sciences Po Lyon et président de l’Association française des professeurs d’histoire-géographie, Bruno Benoit montre un vrai plaisir à retrouver son élève, devenue maire de Vénissieux.
Nous abordons là le deuxième chapitre, « Le bien commun, obstinément », où se confrontent la mémoire d’un jeune prof de 1975, plongé dans une « ZUP des Minguettes » encore récente, et celle d’une ado, bonne élève, réservée et têtue (elle dit « cabochon »), n’hésitant pas à s’opposer à un prof qui manie l’humiliation, ni à faire le coup de poing contre un garçon du collège Paul-Eluard voisin, auteur d’un geste déplacé d’abord contre une de ses copines puis contre elle. Une fille sensible à l’injustice, plongeant à cœur perdu dans le dessin pour évacuer la douleur d’un deuil.
De souvenir en souvenir, on comprend que c’est à Bruno Benoit que Michèle Picard doit d’avoir enraciné son intérêt pour l’histoire contemporaine, en particulier la Seconde Guerre mondiale, l’holocauste, la Résistance. Interrogée par son ancien prof sur le cheminement qui l’a conduite à adhérer au PCF alors qu’elle avait 20 ans, Michèle Picard avance une série de réponses : une culture familiale militante, la référence au « parti des fusillés », la Résistance… « Et puis, de façon peut-être moins consciente, l’admiration que je portais à des artistes comme Picasso, Aragon, Elsa Triolet (…), des souvenirs de fête et de solidarité ».
Alors que Bruno Benoit l’interpelle sur le doute, qui doit forcément l’assaillir « de temps à autre« , Michèle Picard revient sur son échec aux élections législatives, pour reconnaître que oui, elle a douté… Mais plus loin, elle ajoute : « Ma campagne était placée sous le signe du travail et de la dignité. La politique est un engagement militant. Comme je l’ai déjà dit, je n’y laisserai pas mon âme. J’entends rester la même quoi qu’il arrive et, si je n’étais pas réélue par mes concitoyens, ce ne serait pas une fin en soi. Je poursuivrai mon combat ailleurs. Par contre, ce que je vivrais certainement le plus difficilement, c’est de ne pas pouvoir poursuivre l’immense travail engagé par tous les militants et les élus qui m’ont précédée. »
Pensant à « ce travail », Michèle Picard se revoit souvent petite fille, découvrant grâce aux ateliers Henri-Matisse son attrait pour le dessin, la peinture, la sculpture, les arts plastiques… » Je me suis rendu compte très jeune de la chance que j’avais d’habiter Vénissieux. » Un thème qu’elle développe plus loin dans ses entretiens avec le plasticien Bruce Clarke : « J’ai rencontré Bruce il y a dix ans, dans les pages de Télérama puis j’ai suivi son travail sur son site internet, explique-t-elle. Je suis admirative de son œuvre, où esthétisme et message politique se conjuguent au service de l’humain. »
La « vraie » rencontre entre Michèle Picard et Bruce Clarke ne date pourtant que de juillet 2012 et leurs entretiens font l’objet du troisième chapitre du livre sur le thème « L’art et la culture, résolument ».
Né en Afrique du sud, de nationalité britannique, l’artiste se définit comme un « citoyen du monde« . Ce qui ne l’a pas empêché d’avoir une (courte) expérience d’élu local dans la commune de Saint-Ouen où il vit. Avec le maire de Vénissieux, ils évoquent l’art et le rôle de l’artiste dans la ville, la transgression. Bruce Clarke détaille aussi le projet de peintures murales géantes qu’il mène au Rwanda, avec des artistes locaux. Intitulées « Les Hommes debout », ces peintures marqueront des lieux où se sont déroulés les massacres de près d’un million de Tutsis, entre avril et juillet 1994. A Michèle Picard qui lui dit son admiration « parce que son engagement se construit à l’échelle du monde », Bruce Clarke rétorque : « Il n’y a ni échelle de valeur ni hiérarchie entre nos engagements (…) Nos chemins vont dans la même direction. »
Une complicité est née et on ne s’étonnera pas que l’artiste ait autorisé La passe du vent à reproduire une vingtaine de ses œuvres au fil des pages. Ni qu’il ait offert une illustration originale pour la couverture du livre. Un livre dans lequel on lira aussi une quarantaine de citations parmi les centaines qui servent quotidiennement de repères au maire de Vénissieux. « Elles sont tirées des carnets de bord que je remplis depuis l’adolescence, explique Michèle Picard. Alors ce soir, si on est sur une péniche, ce n’est pas tout à fait un hasard ! »
Mais au fait, d’où vient ce titre ?
La phrase qui donne son titre au livre de Michèle Picard est tirée d’un roman d’Arnaud Cathrine, « Nos vies romancées » (paru aux Editions Stock en 2011) :
« Je pense plutôt qu’il est très ‘compliqué’ de devenir soi-même quand la sacro-sainte norme nous souhaiterait tous identiques ; ça, je l’ai su très tôt. Le métier de vivre, ce n’est sans doute pas autre chose que ça : accepter sa liberté, et si tant est qu’elle ne nuise à personne, l’imposer sauvagement, obstinément, en serrant les dents tout d’abord, puis un grand sourire aux lèvres infime. Cela prend sans doute toute une vie. Alors maintenant, que la lutte soit belle… »
« Alors, maintenant, que la lutte soit belle… » Michèle Picard. Entretiens avec Ali et Maria, Bruno Benoit, Bruce Clarke. Editions La passe du vent. Prix de vente : 13 euros.
Pour se procurer le livre, contacter l’Espace Pandora par téléphone au 04 72 50 14 78 ou par mail : éditions@lapasseduvent.com