Lucine a 14 ans quand elle est scolarisée pour la première fois en France. La date et le lieu sont gravés dans sa mémoire : 7 septembre 2006, collège Henri-Barbusse, Vaulx-en-Velin. Six mois auparavant, sa maman et sa tante fuyaient l’Arménie pour raisons politiques, emmenant avec elles l’adolescente. « Maman a payé un passeur. » Après une semaine cachées dans un camion, elles arrivent à Lyon. « On est restées deux jours sous le pont de Perrache, ne parlant pas français, sans papiers…»
La première main tendue sera celle d’une Lyonnaise, d’origine arménienne. « Elle nous a accompagnées à la préfecture pour faire la demande d’asile. Puis ce sont les centres d’hébergement : quinze jours au Mail de Perrache, six mois dans un foyer de Villeurbanne puis Vaulx-en-Velin » .
C’est dans cette ville que Lucine débute sa scolarité, en 6e d’intégration : « Nous étions six dans la classe : trois Roumains, deux Algériens et moi. J’étais très timide, je ne sortais pas de la classe pendant les récréations ». Elle s’accroche, à tel point qu’en trois mois, elle acquiert les bases de la langue française. Dès le deuxième trimestre, elle commence à suivre dans d’autres classes les cours de maths, d’histoire, de français, de physique et de chimie, d’anglais.
Fin de 6e : les enseignants lui proposent de passer directement en 4e. Lucine travaille dur et décroche les félicitations du conseil de classe. Un an plus tard, elle réussit le brevet des collèges, avec mention. Se pose alors la question de son orientation au lycée : « Mon premier choix, c’était Lumière, à Lyon, car pour moi, Jacques-Brel avait mauvaise réputation. Je n’ai pas eu Lumière et je suis venue à Jacques-Brel. Mais je ne regrette rien ! »
L’année est doublement belle, puisque la famille Manukian obtient ses papiers et que le père les rejoint en France.
Nasita, elle, est une « vraie » Vénissiane, de Monmousseau. Sa famille compte sept enfants. « Moi, je suis scolarisée ici depuis le CM1 : d’abord l’école Charles-Perrault, puis le collège Paul-Eluard, où j’ai décroché le brevet avec mention bien, et enfin Jacques-Brel. Moi non plus, je n’avais pas choisi ce lycée car toutes mes amies partaient à Lyon. Mais Maman m’a dit : tu as la chance d’avoir un lycée à côté de chez toi , donc tu y vas ! Elle avait raison ».
Pour intégrer Sciences Po, les candidats doivent passer plusieurs étapes. D’abord réaliser un dossier de presse sur un sujet de leur choix et le soutenir dans leur établissement, devant un jury qui les déclare admissible… ou pas. Puis, réussir le bac. Ceux qui ont été jugés admissibles passent alors devant le jury d’admission, à Sciences Po même.
Pas plus Nasita que Lucine n’avaient envisagé ce parcours. « Je croyais que ces études menaient forcément à une carrière politique, raconte Nasita. J’avais fait une demande pour intégrer une classe prépa et j’étais admise au lycée Henri IV, à Paris ». Ce qui l’a fait changer d’avis ? L’atelier de préparation au concours qu’anime à Jacques-Brel François Joslin, professeur d’histoire-géographie. Ouvert à tous les élèves, il permet de consacrer chaque semaine du temps aux sujets d’actualité. «On y a abordé des sujets comme les Roms, la Syrie, la gauche sud américaine, les partis politiques… Cela m’a passionnée. »
« Allez à Jacques-Brel ! C’est un bon lycée, les professeurs sont très aidants et patients.»
Les deux amies décident donc de préparer leur dossier de presse. Lucine choisit de traiter du génocide arménien tandis que Nasita travaille sur les répercussions du film “Intouchables”. Leurs mémoires impressionnent le jury. Deuxième étape, le bac : mention « Assez bien » pour Lucine et « Très bien » pour Nasita avec plus de 16 de moyenne ! Restait l’étape du Grand oral. Le 11 juillet, les deux jeunes filles partent pour Paris, boostées par M. Joslin. «Il était convaincu que nous avions notre place à Sciences Po et nous répétait qu’il était impossible que nous ne soyons pas prises ! Fanny, une ancienne élève de Jacques-Brel déjà lauréate, nous attendait. Il y avait des centaines d’élèves, des dizaines de jury… Impressionnant… »
«Dans mon jury, raconte Lucine, il y avait le DRH d’Orange, un professeur d’économie et le directeur du campus de Poitiers (NDLR : Sciences Po Paris a délocalisé ses cours en fonction de la filière retenue par les élèves). Je suis restée calme. » Pour Nasita, autre jury : « le directeur du campus de Paris, un enseignant de Sciences Po, le président de la banque Palatine. Ils m’ont mise à l’aise. Je pensais : il faut les convaincre ». Elles les ont convaincus.
Aujourd’hui, Nasita vit à Paris : elle envisage de faire carrière dans la diplomatie. Peu avant son retour à Vénissieux pour une semaine de vacances, elle a été invitée par le directeur de la banque Palatine, qui est devenu son parrain. Un moment de grande fierté : « Il m’a présentée à ses adjoints, aux secrétaires. J’étais impressionnée et fière, à la fois. J’ai pensé à mes parents, à mes enseignants, à Jacques-Brel… »
Lucine, elle, est installée pour deux ans à Dijon, où se trouve le campus « Europe centrale et orientale ». Après, comme tous les étudiants, elle passera un an à l’étranger. La quatrième année se fera à Paris.
Ont-elles un message à faire passer, ces jeunes filles ? Oui, et elles le destinent aux collégiens : « Allez à Jacques-Brel, ne vous fiez pas aux rumeurs. C’est un bon lycée, les professeurs sont très aidants. Nous sommes fières de l’avoir quitté par la grande porte. Nous nous en serions peut-être moins bien sorties dans un autre établissement ».
On pourrait ajouter cet autre message : ne laissez pas passer votre chance.