Si la taxe sur les chiens n’avait pas existé, l’histoire des Vénissians à quatre pattes n’aurait aujourd’hui aucun os à se mettre sous la dent ! L’empereur Napoléon III eut donc une idée géniale lorsqu’il instaura une redevance sur les toutous, en 1856, puisqu’elle nous permet de tout savoir -ou presque- sur nos compagnons des siècles passés. À commencer par leur nombre. Chaque année, tous les propriétaires de Médors, Mirzas et autres Fifis avaient obligation de les déclarer en mairie, en précisant s’il s’agissait de “chiens d’agrément”, à savoir de chiens de chasse voire de bichons décorés de rubans, ou de “chiens d’utilité” -entendez des gardiens de troupeaux, des guides pour aveugles ou des molosses plantés devant votre maison. Ceux de la première catégorie étaient taxés de huit francs d’impôt et ceux de la deuxième, plus utiles, deux francs seulement.
Et curieusement, les chiens d’agrément brillaient par leur rareté ! En 1877, le percepteur n’en taxa que 28. À croire que les Vénissians d’antan n’appréciaient guère les épagneuls et les caniches… Pourtant ce curé pris en flagrant délit de braconnage du côté de Parilly n’en avait-il pas deux à ses côtés ? Mais non, vous vous trompez, ce devait être des renards, ou des lapins plus gros que nature. Jamais personne, à Vénissieux, n’aurait eu l’idée de tromper le fisc…
La preuve, nos concitoyens d’hier faisaient la queue pour immatriculer leurs gardiens canins : en 1877 toujours, pas moins de 368 propriétaires défilèrent en mairie pour payer l’impôt et retirer la médaille à accrocher au cou du toutou, en guise de vignette. Au bout du compte, le total des Vénissians parlant ouah-ouah atteint 394. Pas mal, pour une commune de 5 200 habitants. Si l’on fait le calcul, cela signifie que presque une famille sur quatre en possédait un. Soit exactement la même proportion qu’aujourd’hui, à ceci près qu’entre le règne de Napoléon III et la présidence de Nicolas Sarkozy, le nombre de chiens en France est passé de 2 millions à plus de 8 millions.
En parcourant les rues et les chemins du village il y a 150 ou 200 ans, vous auriez donc été accueilli par un concert d’aboiements. Tenez, à Parilly par exemple, entre la maison du cordonnier Louis Merlin et de son voisin Jean Calamard, se trouvait en 1825 “un chien qui servait en quelque sorte de garde pour les deux ; il avait la réputation d’être méchant, retiré constamment dans une niche placée dans la cour, qui n’a point de clôture ; il ne manquait jamais d’aboyer lorsque quelqu’un qui lui était inconnu se rendait chez Merlin”. Sauf lorsque Merlin se fit assassiner ; ce jour-là le chien resta muet, désignant par son silence un habitant du hameau, qu’on envoya aussitôt sur l’échafaud…
Vous aventurer trop près de la bête peut aussi vous valoir un tatouage à coups de crocs ; en la matière, rien n’a changé sous le soleil. Le 15 juillet 1793, Louis Garapon se précipite au tribunal, en portant dans ses bras un garçonnet tout bariolé de sang. La chienne de son voisin Guillaume Mittal, l’a mordu “et lui a fait une plaie considérable” ; il réclame 67 livres “pour frais de chirurgien et pour dédommagement du mal qu’a essuyé son enfant”. Presqu’un an de salaire, pour une petite gnaque ? Mittal se défend ; il répond “que ledit Garapon n’a aucun droit de passer dans sa cour, qu’il lui en a même fait plusieurs fois la déffense, et que si son enfant a été mordu par sa chienne, c’est par la faute de cet enfant qui n’aurait pas du passer par là” !
La réaction des parents face à l’attaque de leur fils n’a rien de disproportionné. Avant que Louis Pasteur n’invente le vaccin contre la rage (en 1885), la morsure d’un chien était aussi redoutée que la peste, car elle pouvait s’avérer mortelle. Les registres gardent en mémoire des histoires qui font froid dans le dos. En 1771 Benoît Gacon, un pauvre d’esprit errant sur les routes en tendant la main pour mendier son pain, se fait mordre par un chien enragé. La maladie le gagne, il devient fou furieux. Femmes et enfants s’enfuient en le voyant, tandis que les plus courageux le repoussent à coups de pelles. Jusqu’à sa fin : “hier, il faisait des cris pitoyables, hurlant, et on l’a trouvé mort ce matin dans un fossé du chemin tendant à Montchat”. On l’enterra au cimetière, “après avoir mis au cadavre sur son front le cachet en cire rouge dont l’empreinte est ci-contre”
Face à un tel fléau, les hommes luttent avec les moyens du bord. En août 1823, après avoir reçu une avalanche de plaintes de ses administrés, le maire de Vénissieux ordonne d’enfermer tous les chiens de la commune jusqu’au 15 septembre ; ceux “trouvés dans les rues pendant ce temps seront abattus et celui qui sera l’auteur de cette destruction recevra une récompense d’un franc”. Pareilles mesures reviennent fréquemment. En 1868, le préfet du Rhône ayant appris que “des chiens atteints d’hydrophobie” -autrement dit de la peur de l’eau, un symptôme typique de la rage- avaient parcouru le village en mordant plusieurs bêtes au passage, demande au maire de prendre les précautions qui s’imposent : les chiens sont à nouveau mis sous clés ou passés par les armes.
Autre temps, autre ton : en 1937, c’est par un vibrant “Camarades !”, que le maire Ennemond Romand exhorte les habitants à lutter contre cet ennemi du peuple. Aux moindres grognements un peu trop appuyés, et évidemment dès la première attaque d’un être humain, les animaux malades sont immédiatement tués. Les archives de la mairie conservent une pleine liasse de procès-verbaux datés des années 1910 à 1930 et qui décrivent en détail les événements ayant défrayé la chronique : des chiens qui se jettent contre des hommes, d’autres qui répandent la terreur parmi des enfants occupés à leurs jeux et même un chat, miaulant, griffant, mordant son propriétaire qui voulait le noyer ! À chaque fois, un vétérinaire intervient pour autopsier l’animal et vérifier les symptômes du mal redouté, avant de l’enfouir à un mètre sous terre.
À partir de 1905, aux balles de fusils et aux scalpels s’ajoutent des mesures préventives. La divagation des chiens est désormais interdite en permanence, rage ou pas. Le garde champêtre est chargé d’arrêter les animaux récalcitrants, avant de céder la place à mieux armés que lui. En 1913, à la suite d’un accord signé entre les deux municipalités, la chasse aux chiens errants est confiée aux employés de la fourrière de Lyon. Une fois par mois, des professionnels du filet et du gourdin parcourent les rues de notre ville à bord d’un camion bringuebalant, capturant le moindre chien perdu sans collier ; 7 en 1925, 25 en 1937, 35 en 1938 : ces chasseurs deviennent la terreur des Milous vénissians.
Au fait, cela fait un moment que je n’entends plus le vôtre…
Sources : Archives de Vénissieux, cotes 2 L 193/1, 1 i 125, et registre des délibérations municipales (1823). Archives de l’Isère, cotes L 2869 (1793) et 4 U 151 (1825). Archives du Rhône, 3 E 34235 (f° 153, 1771).