Une chandelle qui tombe. Une étincelle qui jaillit hors du foyer et atterrit sur une chaise en paille. Une cheminée restée trop longtemps sans être ramonée et dont la suie s’embrase comme une torche. Un vagabond auquel on a refusé trois bouts de pain et qui se venge sur le foin entassé dans la grange. Sans oublier la foudre, cette malédiction venue du ciel. Les causes ne manquent pas pour déclencher un incendie. Alors les flammes montent plus haut que le clocher, volent de maison en maison et dévastent souvent l’ensemble d’un quartier. Une terreur redoutée dans tous les pays.
Des villages entiers en ont été victimes : Izeaux, Bourg-d’Oisans, Villar-d’Arêne au XVIIIe siècle, Gap en 1692 et même Londres, entièrement calcinée en 1666. Face à de tels fléaux, les moyens dont disposent les hommes restent dérisoires. Sitôt les flammes aperçues, on crie “Au feu !” à s’en faire éclater le gosier. Le curé se précipite à l’église et sonne le tocsin. Quittant son champ ou son atelier, voire son lit si le drame éclate dans la nuit, chacun empoigne un seau et court vers le sinistre. Une chaîne humaine se forme jusqu’à une mare située autrefois sous la place Léon-Sublet, et l’on puise et l’on puise, pour éteindre le brasier. On a beau s’épuiser à cette ronde infernale, la pluie de seaux agit avec autant de succès qu’une goutte d’eau sur un feu de la Saint-Jean. Pendant ce temps les charpentiers s’activent. Eux sont venus avec leurs outils et s’attaquent aux maisons proches de l’incendie. Elles ne brûlent pourtant pas mais en les détruisant ils tentent d’isoler le feu, espérant ainsi l’empêcher de dévorer le reste du village. Alors ils sapent les murs à grands coups de hache – d’où l’origine du nom de nos sapeurs-pompiers.
Et les pompiers justement, où sont-ils ? Ils se font désirer. Non pas qu’ils jouent aux cartes au fond de leur caserne pendant que la population lutte avec les moyens du bord, mais simplement parce qu’ils n’existent pas. Il faut attendre 1716 pour que le premier corps de pompiers professionnels soit créé à Paris. Petit à petit, les grandes villes imitent la capitale, puis en 1790 l’Assemblée nationale oblige les villages à se doter d’un matériel de lutte contre les incendies. Par manque de finances, les maires traînent les pieds. Aussi les lois contraignantes se multiplient-elles : 1791, 1811, 1815 et 1852 encore.
La plupart des communes finissent par obéir, comme Bron qui crée sa première brigade en 1868. Vénissieux, elle, fait de la résistance. Pourtant les usines chimiques construites dans le hameau de Saint-Fons à la faveur de la révolution industrielle ont accru les risques de catastrophes ; mais rien n’y fait, les élus restent sourds aux appels des industriels, de la population et de la raison. En 1870 une bataille s’engage entre le maire et les usiniers, avec à leur tête le chimiste Lucien Picard, qui obtiendra quelques années plus tard la sécession de Saint-Fons. La question des pompiers devient une affaire politique. À force de pétitions et de lettres aux plus hautes autorités, les Saint-Foniards l’emportent. En juin 1870 le préfet du Rhône ordonne au maire de Vénissieux d’obtempérer, en lui faisant comprendre qu’il a abusé de sa patience : “C’est la première fois que j’ai à m’occuper d’une organisation de pompiers dont l’administration communale n’ait pas pris elle-même l’initiative” ! Les finances locales n’en souffriront pas, le rassure-t-il, puisque les dépenses resteront à la charge des industriels.
Le recrutement se fera uniquement parmi les ouvriers de Saint-Fons : le menuisier Jean Blachon fera un excellent lieutenant, secondé par le maçon Pommerol. Tous deux commanderont huit sous-officiers, deux tambours et quarante sapeurs, soit cinquante-deux hommes prêts à intervenir à la première alerte. Certes, ils stationneront loin du village mais bon prince, le préfet assure le maire que si “la compagnie des sapeurs-pompiers [se trouve] en entier dans la section de Saint-Fonts, il est naturel de penser que ses services ne seraient refusés à aucune habitation des autres points de la commune qui seraient menacés de périr par le feu”…
Le préfet se venge. En cas d’incendie au chef-lieu, les sapeurs risquent fort d’arriver comme la cavalerie, trop tard. D’ailleurs, dès 1876 puis à nouveau en 1878, la préfecture exige la création d’un corps de pompiers à Vénissieux même. La municipalité refuse encore une fois. Sa réponse vaut d’être citée, tant elle constitue un monument de bonne foi : “son opinion bien arrêtée est celle-ci : 1° qu’il n’y a jamais eu de sapeurs-pompiers ni de pompe à incendie ; 2° que toute la population est agricole ; 3° que l’eau est extrêmement difficile à se procurer, tous les puits ayant une profondeur de 15 à 18 m” et pour couronner le tout, “4° qu’ici, les incendies sont très rares heureusement”. Bref, à Vénissieux y’a pas l’feu, mais vraiment pas du tout ! Pourtant, en 1870, Monsieur le maire a renouvelé l’assurance des bâtiments communaux contre les incendies, souscrite auprès d’une compagnie privée… Pourtant, il dresse aussi chaque année un bilan des sinistres arrivés à ses concitoyens : 4 incendies de maisons et 2 de moissons en 1873 ; un feu le 2 mars 1874 ayant fait 7 000 francs de dégâts – une fortune ; une maison partie en fumée en 1879, etc.
Le vent commence enfin à tourner en 1887. L’installation d’un réseau d’eau courante à travers la commune permet d’équiper les places et les rues principales avec des bouches à incendie. Quatre sont posées au bourg, deux au Moulin-à-Vent et quatre à Saint-Fons. Finies les chaînes de seaux, désormais on pourra utiliser des tuyaux. Dans le même temps, un groupe d’habitants crée une société d’entraide : la Mutuelle Incendie de Vénissieux. Contre le paiement annuel d’une cotisation et la participation à des tours de garde, les adhérents bénéficient des secours et voient leurs dégâts remboursés. Cette mutuelle se dote de sa propre compagnie, faite de volontaires recrutés au village, et s’offre en 1895 sa première pompe à incendie : une belle charrette tirée par des chevaux, peinte en rouge comme il se doit, avec un siège à l’avant pour le conducteur et l’officier, et une grande pompe à l’arrière, faite d’une caisse d’où sortent des leviers actionnés à la force des bras et des tuyaux prêts à noyer un brasier sous un déluge d’eau. La municipalité elle-même soutient son achat, offrant 2 000 francs et consacrant pour l’occasion une séance spéciale du conseil, le 14 juillet – tout un symbole.
Pendant plus de vingt ans, Mutuelle et municipalité marchent ainsi main dans la main, alliant leurs efforts pour poser chaque année de nouvelles bouches à incendie, achetant en 1902 un hangar rue du Château pour abriter la pompe. À la veille de la Première guerre mondiale, la ville ne compte toujours aucun pompier professionnel, malgré ses 5 000 habitants. Il faut attendre l’explosion de l’usine d’armement, située près de la gare, le 15 octobre 1918, pour que cesse cet amateurisme. Il faut dire que la catastrophe de l’Arsenal a tué 5 personnes, fait 200 blessés et failli rayer Vénissieux de la carte. À partir de 1921, on confie la lutte contre les incendies au bataillon de sapeurs-pompiers de Lyon. Elle l’est toujours, en compagnie de leurs collègues de Saint-Priest et de Feyzin.
Sources : Archives du Rhône, R 672 (1870-1876). Archives de Vénissieux, registres des délibérations municipales (1810-1909) ; cotes 1 M 197-2 (1870) et 5 F 46 (incendies, 1873-1946).