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Une mer de raisins

Sur cette carte de Cassini, datant de la seconde moitié du 18e siècle, on voit clairement le vignoble vénissian, au sud de la commune

Le vin de Vénissieux passait jadis pour un cru fameux. Depuis quand trônait-il ainsi au palmarès des gosiers ? Mystère. On a la preuve que le vignoble vénissian existait déjà à la fin du Moyen Âge ; mais peut-être avait-il été planté dès l’Antiquité. En 1659, au temps du roi Louis XIV, on dénombrait 277 parcelles de vignes sur le territoire communal. La production locale rivalisait sur les bonnes tables lyonnaises avec le Beaujolais et le Bourgogne. Il y a bien longtemps, 350 ans exactement, Claude Carro était un employé municipal. Un employé grassement payé. Chaque année, les Vénissians lui versaient la jolie somme de 30 livres, soit autant que ce que gagnait un paysan en trimant dans les champs du matin jusqu’au soir et du premier janvier jusqu’à la saint-Sylvestre. Sauf que Carro, lui, ne travaillait que quelques heures par mois dans le meilleur des cas. Il ne serait pourtant venu à personne l’idée de contester son salaire car le sort du village dépendait de son art : nul autre que lui savait si bien apaiser les colères du ciel. à chaque bout de l’an, Maître Carro recevait ses gages “pour avoir sonné les cloches dudict Vénissieux pour empescher le mauvais temps et la gresle”. Comme un Quasimodo perché dans les tours de Notre-Dame, Maître Carro tirait sur les cordes de l’église à en perdre haleine, faisant danser à toute volée les grosses jupes de bronze. Grâce à lui leur dong-dong s’envolait jusqu’aux nuages, les pourfendait, les fracassait et protégeait ainsi -du moins le pensaient-ils- ce que les Vénissians avaient de plus cher sur cette Terre : leurs vignes.

Pas une, pas vingt, mais des centaines de vignes : 277 exactement, en 1659, au temps du roi Louis XIV. Ouvrez le cadastre de l’époque et vous les verrez fleurir de tous côtés. Dans le quartier du Cluzel, Étienne Fleschet en détient une qui “jouxte la vigne de noble Laurens de Chapponnay, chemin et passage entre deux du mattin [du côté Est], vigne de Guillaume Legier du soir [du côté Ouest], vigne de Laurent et Gabriel Moly et de Jean Carel du vent [Sud] et vigne de Louis et Claude Chanoz Perinet de bize [Nord], contenant deux coupperées deux couppons trois quarts” – soit à peu près 1 000 m2. Même chose au Mas de Colonge, où Jean Pein tient une vigne sur “le chemin tendant de Venissieu a Courbas”, toute environnée de grappes elle aussi. Quant au quartier des Grandes Terres des Vignes, que traverse aujourd’hui l’avenue d’Oschatz, vous vous doutez du tableau qu’il présente. Une vraie mer de ceps s’étend partout où le sol et le soleil s’y prêtent. Elle cerne de tous côtés le plateau de la Darnaise, sur son versant sud mais aussi sur son côté nord, pourtant mal exposé. À l’est et au sud du village, elle descend jusqu’au chemin du Charbonnier et aux limites de Feyzin. En tout, la vague verte et pourpre dépasse alors 100 hectares. En 1832, elle couvre encore 77 hectares. Loin de se cantonner à Vénissieux, elle étire ses sarments sur Corbas, Bron, Villeurbanne et les hauteurs de Grange-Blanche, prolongeant le grand vignoble des Côtes-du-Rhône jusqu’en plein cœur de l’Est Lyonnais.

Poussant à plus de deux mètres de hauteur, ces vignes sont bien plus imposantes que les nôtres ; certains vignerons les laissent même grimper sur des arbres, à la manière d’une liane – dans ce cas ils les appellent des “hautains”. Pour le reste, les vignes vénissianes ressemblent à celles du XXIe siècle, avec leurs forêts de plants sagement alignés et régulièrement espacés, comme des soldats à la parade… mais tous serrés les uns contre les autres. Jugez plutôt : en 1738 Jacques Chanoz vend l’une de ses parcelles sur laquelle poussent pas moins de 1 357 ceps ; on l’imagine les comptant un par un, pendant que le notaire attend patiemment plume en main. Ordinairement, les Vénissians plantent 20 000 à 25 000 ceps par hectare, soit cinq à dix fois plus que les vignerons actuels ! La preuve, l’unité de surface qu’ils emploient, l’hommée, équivalente à l’étendue qu’un homme peut travailler en une journée, accueille 800 à 1 000 ceps alors qu’elle ne mesure que 400 m2. Les grappes des Minguettes ou du parc Dupic devaient donc être plus rares et leurs grains moins nombreux et plus petits que dans les vignes d’aujourd’hui – un gage de qualité, diraient les fins connaisseurs de Bourgogne ou de Saint-Émilion.

Pour parvenir au meilleur cru possible, les vignerons vénissians travaillent constamment leurs parcelles.
Voyez ces 80 hommées que loue en 1775 Dame Gabrielle de Laurencin aux deux frères François et Pierre Gonnet. Le bail prévoit que les frères Gonnet “seront tenus ainsy quils sy obligent toujours et solidairement de faire a ladite vigne toutte les cultures et façons utilles et necessaires en temps dubs et acoutumées ; d’y faire les provins [les nouveaux plants] dans les endroits nécessaires ou le bois pourra fournir ; de fournir la moitié du fumier quil conviendra de repandre annuellement dans ladite vigne”, comme aussi “les grappes de raisin après avoir été bien pressurées”, à l’exception des graines “appellées vulgairement pépins, qui demeureront réservés a ladite dame pour ses pigeons”. En échange du travail des Gonnet, “les fruits ainsy que les sarments seront partagés par moitié, de même que le petit vin et le tout à la bouche des cuves et du pressoir” ; quant aux “fraix des vendanges, pressurages et autres relatifs jusque et compris le remplissage des tonneaux”, ils resteront entièrement à la charge des deux vignerons vénissians.
Tout au long de l’année, les Gonnet restent la tête tournée vers le ciel, guettant avec anxiété la venue d’un pépin attaquant leurs raisins. Contre la grêle, ils se fient au sonneur de cloches. Contre le gel, ils n’ont aucune parade. Seulement leurs yeux pour pleurer, et une plume pour réclamer une baisse des impôts. En 1702, le maire du village assaille les autorités du Dauphiné d’une complainte aux sonorités dignes des plus grandes calamités : “grele, gelée, tempête, débordements des eaux ravagent souvent entièrement les récoltes et font de grands dégats dans toute l’étendue du territoire, singulièrement cette année, la gelée ayant considérablement endommagé les vignes qui font le principal revenu des habitans, et le peu de raisin qui avoient échapé a la rigueur du froid a péri par la grele qui a gasté les vignes, de telle sorte que d’ici trois ans elles ne pourront etre rétablies”.

Arrive enfin la période si attendue des vendanges. L’honneur d’en choisir la date revient au seigneur puis, passée la Révolution française, au maire. Et gare au récalcitrant qui serait tenté de récolter son raisin encore vert, et de vendre avant les autres une infâme piquette ; celui-là goûtera de l’amende. En septembre 1800, le maire s’avise que “quelques citoyens veulent vendanger avant la maturité des raisins” ; aussi nomme-t-il deux experts “pour faire la visite des vignes, pour d’après leur rapport, fixer le jour des vendanges”. Mission accomplie, “considérant que le beau temps actuel est des plus favorables a la récolte et que chaque moment ajoute un degré à la quantité et à la qualité”, Monsieur le maire décide que les vignes situées à l’écart, c’est-à-dire aux Minguettes, aux Clochettes, au Velain, en Chassagnon et à La Rivière, seront vendangées dès le 19 septembre, tandis que les “grandes vendanges” du reste du territoire commenceront trois jours plus tard. Commence alors une frénésie dans le village. Vite, trouver une armée de vendangeurs ; s’entendre avec un bourgeois de ses voisins pour qu’il prête son pressoir ; zut, pas assez de tonneaux, et évidemment les tonneliers de la commune sont tous débordés ; le notaire ou le curé prêteront donc les leurs.

Quelques semaines plus tard, enfin le vin est remisé en cave ou au cellier. La récolte a été bonne : 3 000 “charges” de vin, soit… 360 000 litres ! Un océan de rouges et de blancs. Où diantre passent tous ces flots ? Dans le gobelet des Vénissians, à raison d’un à deux litres par jour et par bonhomme. Beaucoup dans les auberges, si nombreuses au village, où les Lyonnais viennent apaiser leur soif jusqu’à point d’heure le soir. À Lyon aussi, où les crus des Minguettes et des Grandes Terres voisinent avec le Beaujolais et le Bourgogne. Enfin il s’en consomme des quantités astronomiques à Bron, le jour de la saint-Denis, lorsque les habitants de la région se rassemblent par dizaines de milliers pour ripailler à en rouler sous la table : “les maisons étaient insuffisantes pour contenir tous ceux qui avaient besoin de se désaltérer”, raconte un témoin en 1835. “Ils se réfugiaient sous de longues tentes où d’immenses tables les attendaient. De tous côtés on voyait des broches chargées de viandes tourner devant des feux pétillans. Le vin du Moulin-à-Vent, un village près de Lyon, sur la route de Marseille, livré à quatre sous la grande mesure, coulait à pleins bords”.

Vous avez bien lu. Le vin de Vénissieux passait alors pour un cru fameux. Depuis quand trônait-il ainsi au palmarès des gosiers ? Mystère. Le vignoble vénissian existait déjà à la fin du Moyen Âge. Peut-être avait-il été planté dès l’Antiquité ? Des fouilles archéologiques menées en 2008 près de Mornant ont montré qu’une villa avait été vouée aux vignes dès le premier siècle avant Jésus-Christ et que des vignobles réputés s’étendaient tout autour de Lugdunum. Leurs vins, le “picatum allobrogicum” (le vin des Allobroges) et le “vin du Triumvir”, ravissaient le palais des citoyens de Rome. Le romain Vinicius, qui donna son nom à un domaine proche de Lyon -Viniciacum- devait déjà goûter à ce glorieux nectar du passé. Vinum, vin ; vineae, vignes ; Vinicius, Viniciacum, Vénissieux. Le décor est planté.

Sources : Archives départementales du Rhône, cotes ES 214 CC 5 (salaire de Claude Carro), Es 214, CC3 (parcellaire de 1659), 3 E 11463 (bail des vignes, 25/4/1775). Archives départementales de l’Isère, cote 2 C 318, f° 1567 (révision des feux de 1702). Archives municipales de Vénissieux, matrices et cadastre de 1831, et registres des délibérations municipales (19 et 26 fructidor an VIII). P. A. Martin, “L’ancienne fête de Saint-Denis-de-Bron”, Revue du Lyonnais, 1835, pp. 386-391. Mathieu Poux (dir.), Villa de Goiffieux. Commune de St-Laurent d’Agny. Rapport de fouilles 2009, 477 p.

1 Commentaire

  1. Krafft Arlette

    15 octobre 2010 à 8 h 00 min

    partie de vénissieux après 40 ans et maintenant à la retraite dans l’Ain . Que de plaisir de retrouver tous ces articles dans expressions sur le net Continuer Avec toutes mes salutations

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  5. De MILANO

    3 octobre 2010 à 18 h 15 min

    Excellent! j’adore toutes ces histoires sur la ville de mon enfance: Vénissieux!

    Merci.

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