Quand il ne surveille pas les couples suspects, le garde arpente de long en large les chemins et les champs du village. Pas un bosquet, pas un sillon, pas une rangée de ceps ne lui échappe. Comme ses prédécesseurs d’Ancien Régime, ceux qu’on appelait les messiers, les mésségués ou les gardes-moissons, sa première mission est de veiller au grain – qu’il soit de blé ou de raisin. Avec tous ces miséreux qui traînent par les routes, et que Lyon dégorge comme Rhône et Saône réunis, les champs et les vignes de Vénissieux sont une proie bien tentante. Lorsque l’épi commence à blondir et à ployer vers la terre, ou dès que les grappes virent au rouge, il les voit rappliquer en bandes, prêts à marauder d’un coup de serpette sitôt que les paysans ont le dos tourné. Si le pain devient trop cher pour garnir l’écuelle, même les Vénissians se mettent de la partie. “Il devra veiller constamment a la conservation des récoltes et propriétés rurales de toute espèce confié à sa garde”, lui a dit Monsieur le Sous-préfet, le jour où il a prêté serment. Foi de Lahir, les malandrins n’ont qu’à bien se tenir. Idem pour ceux qui s’avisent à confondre leurs moutons avec ceux du voisin, ou qui traquent le lièvre en dehors des périodes de chasse. Généralement, la seule vue de l’écusson de cuivre cousu sur son habit suffit à faire fuir les contrevenants : “LOI. Garde-champêtre de la commune de Vénissieux”, est-il gravé dessus. Pour ceux qui ne courent pas assez vite, le garde déballe son arsenal : “il dressera des procès-verbaux indicatifs de la nature et des circonstances de tous les délits, du tems et des lieux où ils ont été commis, et des preuves et indices qui existent contre les prévenus” ; et si un fort en gueule tente de s’y frotter, son sabre et son fusil remplacent l’écritoire.
Pour les cas les plus désespérés, le garde-champêtre appelle à la rescousse les gendarmes de Saint-Priest ou de Saint-Symphorien-d’Ozon. Comme ce jour de 1825 où l’on trouva le corps du cordonnier Merlin baignant dans son sang, assassiné dans sa maison de Parilly. C’est d’abord lui, Lahir, que les voisins allèrent chercher : à leurs yeux, le garde-champs faisait aussi office de policier et d’agent judiciaire. C’est d’ailleurs pour remplacer les sergents et les lieutenants des ci-devant seigneurs qu’en 1791, l’Assemblée nationale avait obligé toutes les communes de France à embaucher des gardes-champêtres assermentés. Mais face à un crime, le garde devait céder la place à la maréchaussée et au juge du canton. Heureusement, sa profession comporte aussi des moments plus joyeux. Tenez, comme lorsque le maire décida d’interdire les cochons dans les rues du village, et ordonna aux marchands de bestiaux d’attacher leurs vaches aux barrières de la place. C’était en 1824 ; évidemment, Messieurs les instituteurs n’avaient point eu le temps d’enseigner les bonnes manières à ces troupeaux-ci. Vous l’auriez vu courir, le Lahir, derrière les porcelets avec leur queue en tire-bouchon ! Tout le village faillit mourir de rire. Pour sa peine, on lui paya le coup à l’auberge jusque tard dans la nuit. Et puis, c’est par lui aussi que passent toutes les nouvelles du village. Lorsque le maire veut faire une annonce officielle, il appelle derechef son fidèle serviteur, qui troque aussitôt le sabre contre un tambour et qui, après avoir bien battu des baguettes, entonne d’une voix de stentor “l’avisssse à la pôôôôôpulatiiion” rameutant tous les enfants à la ronde. Finalement, malgré ses bordées d’amendes et ses jurons à tarir le lait des vaches, on l’aime bien, ce garde. Comme l’exige la loi, il a “assez de droiture pour que, dans l’exercice de ses fonctions, il ne se laisse influencer ni par des haines particulières, ni par des affections personnelles”. Il finit même par avoir “une parfaite connaissance des individus domiciliés dans la commune, de leurs mœurs, de leurs habitudes, de leur force morale et physique”. Petit à petit, on est parvenu à l’amadouer, à l’inviter à sa table ici et là, un peu, beaucoup.
Une fois de plus, Monsieur le maire se ronge les sangs. Lahir vient de le trahir. Le 21 août 1830, le sous-préfet de Vienne a écrit une lettre “relative aux plaintes qu’a occasionné la conduite répréhensible du sieur Jean-Pierre Lahir, garde-champêtre de Vénissieux”. D’abord un constat : “ledit Lahir est devenu très sourd et cela nuit notablement à ses fonctions.” Mais il y a plus grave : “il s’est permis de traiter avec les contrevenants afin de mieux extorquer de quoi satisfaire son avidité démesurée” ; “il est constamment dans les cabarets et qu’au lieu de montrer le bon exemple sa conduite est très répréhensible.” Du coup, “à chaque instant, les propriétaires de la commune se plaignent que plusieurs vols se sont faits, attendu qu’il négligeait son service et sans jamais en avoir découvert les auteurs”. Sourd, incompétent, touchant des pots de vin et les buvant sans modération. La sanction tombe aussitôt, le Conseil municipal licencie Lahir. Il le remplace dans la foulée par Antoine Crépieux, “ancien militaire de la commune de Vénissieux, qui d’après tous les renseignements que nous avons pris, réunit toutes les qualités requises pour exercer fidèlement les fonctions qui lui sont attribuées”. Les archives confirment les qualités du nouveau garde. Âgé de 49 ans, Crépieux a participé à maintes campagnes de Napoléon Ier : Austerlitz, Iéna, Vienne, Berlin, jusqu’à être blessé en 1815 quelque part en Silésie, en Pologne actuelle. Un sacré gaillard…
En 2010, les 36 000 communes de France n’emploient plus que quelque 1 800 gardes-champêtres. Lentement, cette profession disparaît, remplacée par la police municipale. Elle emporte avec elle une partie de l’histoire.
Sources :
Archives municipales de Vénissieux,
registres des délibérations municipales.